Compagnie des écrivains de Tarn-et-Garonne

CELINE

CÉLINE, phénomène unique dans la littérature contemporaine

 

   On n’en finit jamais de raconter Louis-Ferdinand Destouches dit Céline (1894-1961) ; aussi une nouvelle étude s’impose après celle du n° 60. Céline a été militaire engagé volontaire en 1912 et blessé en 1914, puis médecin, romancier et pamphlétaire, condamné pour collaboration en 1950. C’est un homme multiple.

 

Son œuvre

   Céline n’appartient pas à un courant littéraire particulier mais il a révolutionné la littérature avec deux chefs-d’œuvre : Voyage au bout de la nuit (1931), Mort à crédit (1936). Ont suivi des pamphlets où ressort son antisémitisme : Mea culpa (1936), Bagatelles pour un massacre (1937), L’école des cadavres (1938), Les beaux draps (1941). Céline renoue ensuite avec son écriture romanesque en publiant Guignol’ Band (1944), Casse-Pipe (1949), Féérie pour une autre fois (1952), Normance (1952), D’un château à l’autre (1957) Nord (1960), Le pont de Londres (1964), Rigodon (1969). Et maintenant en 2022 paraissent deux romans inédits correspondant aux 1200 feuillets manuscrits abandonnés par Céline fuyant Paris pour le Danemark avant l’arrivée des Alliés (voir étude du n° 60).

Guerre (mai 2022) : écrit en 1934, il précédait de peu la rédaction de pamphlets antisémites. Céline nous renvoie constamment à la barbarie collective, toujours d’actualité. À l’Est, c’est la guerre ! Ce roman a moins de 130 pages : c’est certainement un premier jet que l’auteur a peut-être abandonné.

Londres, le second roman (près de 500 pages) est certainement la suite de Guerre. Il nous entraîne parmi les voyous français, expatriés dans la capitale britannique pendant la Première Guerre mondiale. On y entend "la petite musique" de Céline à l’état brut, l’auteur pensant retravailler  son texte qui ressemble à un roman indépendant.

3° De futures publications sont attendues, peut-être celles des pamphlets. Il reste 9 ans pour les rééditer avant qu’elles ne passent dans le domaine public.

 

          Son style

   Nous considérons facilement Céline comme un collabo et nous oublions le styliste génial qui a réinventé l’art d’écrire en français. Si nous le lisons attentivement, nous ne pouvons le réduire ni au nazisme, ni au nihilisme, ni à l’anarchisme. Il est un phénomène unique dans la littérature et son plus proche ancêtre s’appelle Rabelais. Il parle à l’oreille du lecteur grâce à un style, une prose, un langage indissociables des idées. Dans notre Panthéon littéraire il est considéré avec Proust comme le plus grand écrivains du XXe siècle et son Voyage au bout de la nuit est étudié au lycée. Son style est unique car il maîtrise parfaitement le français au point de tordre notre langue, d’en faire une sorte de poème, de nous donner l’impression qu’on "nous parle à l’oreille" pendant notre lecture. Il puise ses sujets dans la vie matérielle et cette matérialité il la transpose aux mots qu’il emploie dans lesquels il plonge ses mains nues. Pour lui, la vie est une "pâte" à travailler. Cette vision de l’écriture est liée au fait qu’il est médecin (sa thèse est son premier grand texte littéraire), qu’il a côtoyé la maladie et la mort et, en outre, a vécu la boucherie de la Grande Guerre.

   Pour restituer l’émotion de la langue parlée, il utilise des points de suspension, de l’argot, un langage non populaire mais à sonorité populaire. Par les mots il veut se venger de ses lecteurs à qui il reproche un goût pour l’inesthétique et des auteurs médiocres, se venger de l’échec commercial de Mort à crédit et de sa non-obtention du prix Goncourt. Ce besoin de vengeance le conduit à pratiquer une forme d’auto-caricature comme dans Féérie pour une autre fois, Normance, D’un château à l’autre qui sont presque illisibles parce que décousus et pleins d’onomatopées.
   Incontestablement Céline est incontournable à cause de son style. Il veut utiliser le langage de la vérité quoi qu’il en soit. Le dessinateur Tardi l’a bien compris : il ne donne pas des visages aux personnages mais des trognes. Notre compatriote-graveur Marc Dautry a aussi illustré le Voyage au bout de la nuit (voir ci-après). Comme naguère les Indiens Jivaros, Céline aimait à réduire les têtes pour laisser apparaître la grimace du monstre sur le visage humain. Pour cela, il utilise des procédés bien à lui. Il dénonce les mensonges de l’idéal, le hiatus entre la réalité atroce des combats et la « poésie héroïque » dont on emplit les oreilles des soldats pour les conduire à la bravoure. Il préfère la lâcheté parce qu’elle est réflexe de préservation : « Il n’y a que la vie qui compte », dit-il. « Vivent les fous et les lâches ! » Il dénonce les « beaux discours » qu’ils s’appliquent à la mort ou à la postérité. Ce sont pour lui des « discours aux asticots », aux rapports humains qui se réduisent à un dialogue de sourds. Est-il donc un pur matérialiste ne reconnaissant en l’homme qu’un tas de "viande" (ce mot étant souvent employé dans Voyage au bout de la nuit). ? Pas exactement, certains aphorismes céliniens disant la nature duelle, métaphysique et matérialiste de l’homme. En réalité, l’écrivain se moque de nos prétentions à l’absolu.

 

                                                                                                     

Voyage au bout de la nuit par Tardi                                           Bardamu par Dautry                                                Céline par Dautry

 

Il existe d’autres procédés céliniens :

  • la comparaison entre l’homme et l’animal, souvent au détriment du premier. Ainsi, quand Bardamu revient de la guerre, il dit : «Elle était heureuse de me retrouver, ma mère, et pleurnichait comme une chienne […] Elle demeurait inférieure à la chienne parce qu’elle croyait aux mots qu’on lui disait pour  m’enlever. La chienne au moins ne croit que ce qu’elle sent. »
  • l’habitude d’épargner les femmes généreuses de leurs charmes qu’il décrit en termes culinaires ou sportifs, donc toujours rattachés à la "viande". Ainsi parle-t-il de Molly comme d’un « festin de désirs ». Pour lui le don que font ces femmes aux hommes est réel puisqu’il enchante leurs sens.
  • l’habitude d’épargner les enfants car il voit en eux des hommes que les adultes n’ont pas encore imprégnés de mensonges.
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Son écriture

.   Elle est protéiforme, diffère d’un document à l’autre, prend des formes inattendues comme correspondant à une autre personnalité. Elle met en relief une créativité intellectuelle incessante et peut-être épuisante car la force du trait est faible et instable. L’inconscient est puissant et le mental déconnecté du concret méprisé ou méconnu, ce qui peut engendrer des peurs, notamment au niveau du corps et de l’argent. Céline avait en effet l’angoisse de devenir pauvre. L’extrait donné dans le Trait d’Union n° 60 montre que l’auteur ne suit que ses propres règles. Les accents sont supprimés, le corps des lettres est déformé. Le graphisme instable et souvent informe, la zone médiane malmenée mettent en évidence un manque, une partie de soi-même demeurée étrangère, non investie et secrète. Le domaine de la sensation et du sentiment reste dans l’ombre.

 

          Sa personnalité

          Céline ne sait ni donner ni recevoir ; Sa carence relationnelle est compensée par une exaltation intellectuelle qui n’assure pas  la sécurité intérieure. Sa pensée est d’autant plus forte qu’elle se construit sur un manque ou des frustrations. Il est étranger à lui-même et se définit ainsi : « Je travaille et les autres ne foutent rien. » Lucette Destouches qui a partagé sa vie disait : « Il était lointain, il n’était pas là. »

 

          Sa place dans la littérature

Il se sent isolé, raille la préciosité qui domine la littérature française, les « petits romans émasculés de Gallimard ». « Le plus grand écrivain était Rabelais, dit-il, et on ne le comprend plus et pourtant quel prodigieux inventeur de mots ! Le plus important c’est la langue, rien que la langue. »

   Les traducteurs peinent à transposer Céline dans une autre langue, surtout s’ils sont pudibonds, et la première traduction en anglais du Voyage au bout de la nuit en témoigne. Les nombreuses innovations stylistiques sont difficiles à rendre dans une autre langue, les différents niveaux  de vocabulaire utilisés n’ont pas toujours d’équivalents exacts et le rythme d’écriture, sa "petite musique", est difficile à suivre.

   Les versions du Voyage au bout de la nuit  de l’Américain  Manheim et du Britannique John Marks (traduction de référence pendant 50 ans dans le monde anglophone) donnent une idée très imparfaite du style célinien. C’est par sa vision du monde et non son écriture que Céline a influencé tant d’écrivains américains alors qu’il se considérait avant tout comme un "styliste" et que fond et forme étaient à ses yeux indissociables.

   Céline a également influencé le roman noir et des auteurs comme Frédéric Dard ou Michel Audiard, par exemple. Dard disait : « Céline, c’est le patron […] Mort à crédit est le chef-d’œuvre de ce siècle. » Audiard a vraiment rêvé de porter à l’écran Voyage au bout de la nuit et Mort à crédit.

 

Conclusion

   Comment résumer Louis-Ferdinand Destouches ? Redisons qu’il n’est réductible ni au nazisme, ni au nihilisme, ni à l’anarchisme. Phénomène unique dans la littérature contemporaine, il a pour proche ancêtre Rabelais. Sa plume, son époque, son tempérament l’ont entraîné sur des sables mouvants, mais il demeure un styliste génial toujours étudié, à la "petite musique" inégalable. Il n’a pas réussi à se faire aimer, au sens propre du terme, à cause de son tempérament, de son cynisme parfois, ou de son laisser-aller, mais il a immortalisé le prénom de sa grand-mère, Céline.

Andrée CHABROL-VACQUIER