HABITER POETIQUEMENT LE MONDE
Habiter poétiquement le monde
Il est nécessaire d’« habiter poétiquement le monde » comme le disait le poète allemand Friedrich HÖderlin (1798) et comme le répètent depuis 200 ans écrivains, poètes et philosophes de tous pays, dans le monde romantique, post romantique, du renouveau, contemporain.
- Dans le monde romantique
- Selon Friedrich Wilhem Schilling (1796), la poésie est « institutrice de l’humanité». En 1798 Novakis ajoute : « Plus c’est poétique, plus c’est vrai. »
- Pour Winhem Schlegel elle fut créée en même temps que le monde et William Wordsworth dit qu’elle est le premier et le dernier des savoirs.
- Mme de Staël affirme : « La poésie est une possession momentanée de tout ce que notre âme souhaite.» (1815) et Samuel Taylor Coleridge précise : « Le poète met en activité l’âme entière de l’homme. »
- John Keats écrit dans ses lettres : « La poésie de la terre ne meurt jamais. » Elle set selon William Hazlitt « le langage universel que le cœur tient à la nature»
- Si, en 1822, Percy Shelley dit : « Les poètes se sont appelés législateurs ou prophètes», Victor Hugo s’écrie en 1840 dans « La fonction du poète » : « Peuple ! Écoutez le poète ! Écoutez le rêveur sacré ! »
- Pour Hegel (1832), la poésie est une manière de contempler l’univers. Quant à lui, Lamartine la voit « philosophique, religieuse, politique, sociale».
- Dans « Journal d’un poète » (1837-1843), Vigny écrit : «La poésie c’est l’enthousiasme cristallisé. » et Franz Liszt dans « Tour le ciel en musique » a sa vision personnelle : « Convaincre n’est pas la mission de la poésie, il lui faut par-dessus tout émouvoir. »
- Joseph Joubert dans ses Pensées (1838) affirme : « On ne peut trouver de poésie nulle part quand on n’en porte pas en soi. »
- Dans le monde post romantique
- Edgar Allan Poe, dans « Du principe poétique » (1850) dit que « la poésie est le désir de la phalène pour l’étoile.»
- Pour Baudelaire, dans « Notes nouvelles sur Edgar Poe » (1857), le principe de la poésie est l’aspiration humaine vers une beauté supérieure et dans « L’Albatros », il écrit : « Le Poète est semblable au prince des nuées
- Qui hante la tempête et se rit de l’archer ;
- Exilé sur le sol au milieu des huées,
- Ses ailes de géant l’empêchent de marcher. »
- Emily Dickinson, en 1862, pense qu’ « un poète, c’est ce qui extrait un sens surprenant de signes ordinaires. »
- Odile Redon, dans « À soi-même » (1867-1888) écrit : « Peintres, allez donc voir la mer… Vous sentirez la ,poésie des sables, le charme de l’air… Poètes, allez voir ce rivage. Vous aurez à chanter le mystère de l’infini…»
- Et Lautréamont de renchérir en 1870 : « La poésie doit être faite par tous, non par un.»
- Pout Arthur Rimbaud « le Poète se fait voyant» et doit tout essayer pour arriver à l’inconnu, mais il dit également : « Je est un autre », ce qui laisse penser que la poésie lui est dictée par une force inconnue, sa muse peut-être.
- Dans le monde moderne
Selon Mallarmé, en 1884, la Poésie est l’expression par le langage humain du sens mystérieux des aspects de l’existence. « À notre époque, dit-il, elle est en désuétude et en effervescence préparatoire. Proche de l’idée, elle est musique par excellence. »
Pour André Gide, en 1891, le Poète est celui qui regarde et voit le Paradis car le Paradis est partout.
En 1894 Stefan George affirme que la Poésie a un statut à part parmi les arts. Elle seule connaît le secret de l’éveil et celui de la transition.
En 1895 Théodore de Wyzawa s’enflamme en écrivant : « La poésie et l’amour sont les deux fleurs de la vie. » et, en 1909, Marcel Proust ajoute : « Le poète éprouve avec allégresse la beauté de toute chose. »
En 1918, Guillaume Apollinaire considère les poètes modernes comme des créateurs, des inventeurs et des prophètes, mais, en 1921, Anna de Noailles affirme qu’il faut subir d’être poète car la mission, à la fois noble et cruelle conduit souvent à la souffrance.
Pour Max Jacob, en 1922, le poète moderne est un homme dans un homme, un buisson de sentiments, une énergie, un être perméable.
Rabindranath Tagore, né en 1861 à Calcutta, couronné par la prix Nobel de littérature en 1913, pense que dans la religion du poète il n’y a ni doctrine, ni commandements car elle est fluide comme l’atmosphère et n’entreprend jamais de nous conduire vers une conclusion définitive. Elle découvre toutefois des sphères infinies de la lumière, étant donné qu’elle n’est pas entourée de murs qui la limitent.
Pour Federico Garcia Lorca, le poète doit être un selon les cinq sens, dans l’ordre suivant : vue, toucher, ouïe, odorat et goût, ouvrir entre eux des portes de communication et souvent superposer leurs sensations.
Paul Claudel, le voyant affirmer que la poésie est un art et rejoint la prière, et en 1938, Joë Bousquet écrit que « la poésie est l’instant d’entre les instants, dans une rencontre intelligente d’objets. Levée de terre ainsi que l’averse, elle nous frappe depuis le ciel. »
Antonin Artaud, le révolté, veut que les poètes morts laissent la place aux autres et que leurs écrits soient détruits car ils ne valent qu’une fois et nous pétrifient, aussi valables qu’ils soient. Pour lui, sous la poésie des textes il y a la poésie tout court sans forme et sans texte et il faut « en finir avec les chefs-d’œuvre ».
Paul Éluard voit la poésie comme une évidence qui purifiera les hommes. Avec elle toutes les tours d’ivoire seront démolies, toutes les paroles seront sacrées et nous n’aurons plus qu’à fermer les yeux pour que s’ouvrent les portes du merveilleux. Le poète est celui qui inspire bien plus que celui qui est inspiré.
En 1941, Léon-Paul Fargue confirme qu’il n’est pas nécessaire d’écrire pour être poète. La poésie se manifeste partout, même dans les situations les plus terribles, les lieux les plus sordides où Etty Hillesum écrit dans son Journal en 1941-43 : « Il faut bien qu’il y ait un poète dans un camp pour vivre en poète cette vie-là. »
En 1943, Henri Michaux présente la poésie comme un cadeau de la nature, une grâce. Qu’elle soit transport, invention ou musique, elle est pour lui un impondérable pouvant se trouver dans n’importe quel genre, un cadeau et non pas un travail. Il ajoute que la seule ambition de faire un poème suffit à la tuer car il fuit le narcissisme, l’attendrissement sur ses propres sentiments.
En 1943 également, dans une lettre ç un général, Saint-Exupéry est catégorique : « On ne peut plus vivre sans poésie en couleur, ni amour. »
- Le monde du renouveau
En 1945, dans Apologie du poète Pierre-Jean Jouve affirme qu’il existe quelque chose d’irréductible dans la Poésie qui est au-dessus te va au-delà. C’est pour cela qu’elle ne peut appartenir à aucun système d’idées, servir ni une éthique, ni une science, ni une politique ; Elle est un langage magnétisé, porteur d’une charge, différent du langage parlé, voire même de la presse écrite.
En 1945 également, dans Secrets de beauté, Jean Cocteau dit que la poésie est la seule valeur marchande qui ne se dévalorise pas, la seule nourriture dont l’homme ait vraiment besoin.
En 1930, Pierre Reverdy pense que la poésie n’est pas dans les choses mais dans l’homme uniquement. C’est lui qui en charge les choses en s’en servant pour s’exprimer. La propre du poète est de penser et de penser en images. Ainsi il ne faut pas considérer la poésie comme une chose inutile et gratuite dont on pourrait facilement se passer ; elle est au commencement de l’homme ; elle a ses racines dans son destin.
En 1951, Jules Supervielle écrit : « L’état de poésie me vient d’une sorte de confusion magique où les images et les idées se mettent à vivre, mais le plus important de mes secrets est un mystère qui habite le poète et dont il ne parvient jamais à se séparer complètement pour pouvoir, du dehors, la juger. »
Hannah Arendt, politologue, philosophe et journaliste allemande célèbre pour ses travaux sur le totalitarisme, exprime en 1952 l’importance de la poésie qui fixe le souvenir de l’humanité : « La guerre de Troie aurait pu être oubliée s’il n’y avait eu un poète pour l’immortaliser » écrit-elle.
Saint John Perse, prix Nobel de littérature en 1960, affirme que la poésie est d’abord mode de vie et de vie intégrale : « Le poète existait dans l’homme des cavernes, dit-il, et existera dans l’homme des âges atomiques parce qu’il est part irréductible de l’homme. », « Que les poèmes touchent relativement peu de gens n’est pas pour m’inquiéter. » écrit Sylvie Plath en 1863. « À vrai dire, ils vont étonnamment loin parmi des étrangers, même tout autour du monde… plus loin que l’espace d’une vie. » Et Jorge Luis Borges enchaîne en 1968 avec ces paroles : « La vie, j’en suis convaincu, est faite de poésie. Celle-ci nous attend au coin de la rue et peut nous sauter dessus n’importe quand. Elle est l’expression de la beauté par l’intermédiaire des mots combinés avec art. »
- Le monde contemporain
Selon J.M.G. Le Clézio, en 1968, « Les poètes ont cherché la rencontre du rêve et du réel. » En effet, nous découvrons aujourd’hui que cette liberté du rêve est l’un des biens précieux qui composent l’équilibre de la race humaine quels que soient sa puissance matérielle ou son héritage culturel.
Dans les années 1972-1990 Yves Bonnefoy affirme que la poésie est nécessaire et qu’il faut la défendre dans un monde trop matérialiste où la technologie prend le pas. Elle est en effet en danger et nous devons espérer que l’humanité pourra un jour habiter poétiquement sa terre, miraculeusement épargnée.
En 1974, Romain Gary écrit : « Bien qu’il s’en défende ou l’ignore, il n’y a pas d’homme sans part de poésie, sans la part de Rimbaud. » Et Eugène Guillevic ajoute en 1980 : « Chacun trouve sa poésie comme il peut. »
C ??? nous et même réjouissons-nous avec les propos d’Hubert Reeves affirmant en 1991 : « La vision scientifique et la vision poétique se rejoignent » car cela nous permet de percevoir le monde dans sa véritable richesse.
Pour Claude Roy, en 1994, la poésie est un refuge, en cas de maladie par exemple. Il dit : « J’ai écrit des poèmes pour tenter de régler un souffle qui se déréglait. »
François Cheng, que nous avons rencontré deux fois au Scribe à Montauban, affirme que l’idée de a fin programmée de la vie nous incite à nous réaliser, à créer pour donner un sens à notre existence. Quant à Pierre Rabbi, l’agriculteur biologiste (2008), il veut ré-enchanter le monde et, pour cela, revisiter la dimension subjective et poétique qui nous habite. Comme François Cheng, Christian Bobin nous a récemment quittés, mais ses paroles, ses vers à fleur de peau rejettent le malheur, cherchent la lumière et demandent la paix pour habiter poétiquement, c’est-à-dire humainement le monde.
Jean-Pierre Siméon, créateur du « Printemps des poètes » a écrit en 2015 : « L’avenir sera poétique ou ne sera pas », puis affirme catégoriquement : « La poésie sauvera le monde. »
Conclusion
À partir des avis de quelques sommités de différentes époques, nous avons proposé une éthique essentielle pour habiter poétiquement, humainement, écologiquement le monde d’aujourd’hui plus que jamais menacés. La réflexion s’impose et nous appartient.
« Habite une maison de la poésie !
Fais de ta maison, fais de ta vie
Une poésie ! » Laurence Vielle (Asile poétique, 2013)
Et ce poème relance l’espoir, de même que la réaction des jeunes générations.
Le 20 janvier 2021, à Washington, jour de l’investiture du président américain Joe Biden, une jeune fille déclame un texte en guise de discours « The hill we climb » (La colline que nous gravissons). Une poétesse est née ce jour-là aux yeux du monde entier : « Amanda German, 22 ans, devenue super star. Dans son sillage la poésie fait de plus en plus parler d’elle, y compris en France, qu’elle soit clamée, instagramée, déclamée et la rime opère un retour en force, de même que le poème en prose. De plus, elle s’est réinventée avec les filles en première ligne. Si elle était auparavant un domaine masculin avec René Char, Francis Ponge, par exemple, elle renoue aujourd’hui avec la tradition française de la « poésie de la Résistance », dans la lignée d’Aragon sur un versant ouvertement féministe avec Chloé Delaune, Marie Modiano, Laure Vasquez, Lisette Lombé ou la super star anglaise Kac Tempest. Tout est poétisé, même les actes les plus infimes de la vie courante ou les nouvelles technologies.
Cécile Coulon, plutôt inspirée par Prévert, raconte à travers ses poèmes, des histoires sur son chat, le deuil, l’amour, son attachement pour l’Auvergne. Elle a remporté ses premiers lauriers à 22 ans grâce à Internet. Désormais elle est publiée et son recueil Les ronces (Le Castor Astral) lui a valu en 2013 le prix Apollinaire, autrement dit le Goncourt de la poésie. Depuis 2020, elle codirige l’Iconopap, une collection qui va chercher la poésie là où elle est, sur le web mais aussi dans la rue, les salles de concert, partout où les jeunes revendiquent cette parole vibrante qui se lit, se vit, se chante, se crie et certainement pas dans le cercle fermé et intimidant des initiés. C’est ainsi que la poésie revit.
Clémentine Beauvais vient de publier chez l’iconoclaste Décomposée, une version revisitant « Une charogne » de Baudelaire, court roman en vers libres en faveur de la cause des femmes, qui a obtenu un triomphe.
Certes, tout le monde ne peut pas devenir Rimbaud mais « Tout le monde peut devenir poète » affirme l’écrivaine Pascale Souk, spécialiste du haïku, ce micro poème japonais de 17 syllabes, qui reconnecte à l’enfance, à la nature, aux choses simples de la vie. La brièveté de ces poèmes séduit les ados qui parviennent à dépasser leur timidité, à s’affronter à la difficulté, s’autorisant à créer, apprennent à s’émerveiller devant une fleur, un rayon de lune, de petits bonheurs.
Andrée Chabrol-Vacquier