La littérature russe
Il n’existe en Russie aucun document écrit avant le XIe siècle. Le codex de Novgorod, premier document littéraire est constitué de trois tablettes en bois de bouleau. Œuvre du diacre Grégoire pour son supérieur en 1056 -1057, il a été exhumé le 13 janvier 2000 à Novgorod.
Hormis des récits populaires, la Russie ne connaît aucun texte non religieux avant le XVIIe siècle où naissent la poésie et le théâtre. De plus, il n’existe pas d’université avant celle de Mikhaïl Lomonossov, créée au XVIIIe.
Surgie au XIXe, la littérature russe s’est vite imposée avec Tolstoï et Dostoïevski, puis elle a connu une brisure quand l’élan de l’âge d’argent porté par des auteurs comme Maïakovski ou Akhmatova s’est fracassé sur le mur de la censure soviétique, avant de renaître dans la clandestinité sous la prose agréée par le régime et de s’illustrer de nos jours avec de nouveaux auteurs.
L’âge d’or, source féconde du roman russe
Jusqu’au début du XIXe siècle, la littérature russe est didactique, essentiellement transmise par un clergé soucieux de fournir à ses ouailles de pieux modèles de vie chrétienne. Elle est rédigée en slave, langue d’église. De son côté, l’aristocratie trouvait ridicule l’idée d’une
littérature russophone car, pour elle-même, elle privilégiait le français.
C’est le poète et romancier Alexandre Pouchkine (1799-1830) qui impose avec panache une littérature russophone dans les années 1820, puis Tolstoï qui, en 1869, lui fera atteindre des sommets avec Guerre et Paix. Se manifestent également Nicolas Gogol (1809-1852), Dostoïevski (1821-1881) avec Les frères Karamazov en 1880.
Pouchkine n’est pas qu’un précurseur. Il a contribué à hisser le roman russe au plus haut niveau et avec ses successeurs, de Tourgueniev à Tchekhov et à Maxime Gorki, il a fait en sorte que la littérature russe devance ce qu’elle imitait.
L’âge d’argent est le dernier élan avant la révolution manquée de 1905.
Commencé en 1890, il se termine entre la révolution de 1917 et les premiers temps de la NEP (Nouvelle Politique Economique lancée par Lénine à partir de 1921, qui introduit une relative libération économique pour redynamiser le pays affaibli par la Première Guerre mondiale, une révolution, une guerre civile). Écriture, littérature, théâtre, arts de toutes sortes fleurissent et beaucoup de créateurs ont un rayonnement international comme Chagall, Tchekhov, Fabergé, Kandinski, Maïakovski, Pasternak, Stravinski, Alexandre Blok (1880-1921), le plus grand poète symboliste de la période.
Les années de fer
Poètes et romanciers de l’âge d’argent ont souvent accompagné la révolution avant d’en être les victimes.
- Quatre sont emblématiques de la période car, par leur œuvre et leur destin, ils ont marqué à jamais la littérature mondiale. Ce sont :
Marina Tsvetaeva, poète que l’on retrouva pendue le 31 août 1941 après une vie marquée par 25 ans d’exil, des tragédies et la misère ;
Isaac Babel, nouvelliste, qui fut exécuté d’une balle dans la nuque (1840) ;
Anna Akhmatova, poète, persécutée puis réhabilitée par les Soviétiques. Parmi les poètes de sa génération, elle fut la seule à avoir survécu aux années de fer.
Mikhaïl Boulgakov, rongé par la maladie, qui vit toutes ses pièces retirées de l’affiche puis du répertoire. Staline lui attribua une place subalterne lui permettant de survivre et de travailler à son chef- d’œuvre Le Maître et Marguerite, plusieurs fois réécrit entre 1928 et 1940, sans espoir de le voir édité.
- D’autres sont à citer comme Pasternak (auteur du Docteur Jivago), Maïakovski, Zamiatine, mort en exil, Mandelstan décédé dans un camp également.
Place de l’écrivain officiel
Il connaît grandeur et décadence ; C’est le cas de :
Mickaïl Cholokhov. Il a écrit Le Don paisible, tableau de la vie des Cosaques, grande fresque épique comparable à Guerre et Paix, couronnée en 1941 par le prix Staline qui fit de lui le modèle de l’écrivain socialiste. À sa mort, en 1984, on l’accusa de ne pas être l’auteur de ce livre sous prétexte que le réalisme socialiste ne pouvait pas produire un chef-d’œuvre.
Vassili Grossman obtient d’abord les faveurs de l’Union soviétique, puis il est dénoncé comme ennemi du peuple dans la Pravda ; Son œuvre capitale, Vie et Destin, achevée en 1960, est un acte d’accusation virulent contre la terreur bolchevique et le génocide de peuples entiers. L’auteur y établit un parallèle entre nazisme et stalinisme. Banni et misérable, il mourut en 1964 sans savoir que grâce au physicien Andréi Sakharov son manuscrit fut sauvé.
Les peintres du Goulag
De nombreux écrivains ont connu l’horreur du monde concentrationnaire soviétique. Certains ont survécu et leurs œuvres témoignent.
Soljenitsyne, né en 1918, est interné durant 8 ans dans des camps de concentration pour avoir critiqué Staline dans une lettre à un ami. Libéré en 1953, il est assigné à résidence dans un village du Kazakhstan, en Asie centrale, où il enseigne les mathématiques et la physique pour gagner sa vie ; En 1962, un tabou semble brisé puisque, avec la permission de Khrouchtchev, paraît en 1962 dans une revue Une journée d’Ivan Denissovitch qui décrit le monde concentrationnaire. Mais en 1964, avec la chute de Khrouchtchev, s’opère un virage total rétablissant censure et clandestinité. Le Premier cercle et Le Pavillon des cancéreux sont d’abord diffusés en polycopies, ensuite publiés en Occident et rapidement traduits en de nombreuses langues. Soljenitsyne, alors mondialement connu, obtient le prix de littérature en 1970.
Chalamov, successivement poursuivi par le malheur, produit des œuvres d’orfèvre. En 1929, âgé de 22 ans, il est condamné à 3 ans de travaux forcés dans l’Oural pour diffusion d’un document dans lequel Lénine critique le choix de Staline comme successeur. En 1937, à nouveau arrêté, il est envoyé en Sibérie, dans la Kolyma où les bagnards meurent d’épuisement et de faim dans les mines d’or par des températures de - 40°. Libéré en 1951, il y est assigné à résidence jusqu’à sa réhabilitation en 1956. Ses premiers livres paraissent à l’étranger. Malade, aveugle et sourd, il meurt en 1982 dans un hôpital psychiatrique. Ses Récits de la Kolyma, rédigés à partir de 1954, sont un témoignage irremplaçable sur les camps staliniens.
C’est seulement en 1974 que l’intérêt public pour les bagnes soviétiques devient mondial avec L’Archipel du Goulag de Solietnisyne.
Les plumes contemporaines
Un peu plus de trente ans se sont écoulés depuis la chute de l’URSS, le 25 décembre
- Certaines œuvres sont incontournables comme celles de :
- Svetlana Alexievitch qui donne des témoignages récompensés par le prix Nobel 2015. Citons La Guerre n’a pas un visage de femme (1985) consacré aux femmes de l’Armée Rouge qui ont combattu les nazis et ont été traitées de "femmes à soldats" une fois revenues à la vie civile ; La Supplication, chronique du monde après l’apocalypse de Tchernobyl (1993) ;
- Ludmila Oulitskaïa: Sonietchka (1992) est son premier roman avec en toile de fond la Russie entre les années 1920 et la fin de la pérestroïka. Il est question de misère, de collectivisme forcé, d’amours et de trahisons ;
- Dmitry Glukhovsky avec Métro 2033 en 2005, puis Métro 2034, Métro 2035. Ces œuvres ont été traduites en vingt langues dont le français et ont inspiré un jeu vidéo.
- Andréi Makine avec qui nous avions pu nous entretenir à la librairie montalbanaise « Le Scribe » il y a quelques années. Né en 1957, francophone grâce à sa grand-mère, il est naturalisé français en 1996, l’année après avoir obtenu le Goncourt, le Goncourt des lycéens et le Médicis avec Le Testament français. Il est élu en 2016 à l’Académie française et vient de publier L’Ancien calendrier d’un amour aux éditions Grasset.
De toute façon, la littérature russe n’est pas morte. En témoignent sept ouvrages contemporains qu’il ne faut pas laisser passer comme :
- Le cas du docteur Koukotski (2001) de Ludmila Oulitskaïa ;
- Le Péché du Zakhar Prilepine (2007) ;
- Journée d’un Opritchnik (2006) de Vladimir Sorokine ;
- Le cheveu de Vénus (2005) de Mickhaïl Chickhine ;
- Laurus (2012) d’Evgueni Vedolazkine ;
- Zouleïkha ouvre les yeux (2015) de Gouzel Iaklina.
Conclusion
On peut ne pas être d’accord avec Vladimir Poutine et ses idées hégémoniques mais se plaire à relire la littérature russe qui a connu tellement de vicissitudes. Profitons de la narration joyeuse de Pouchkine, de la démesure de Tolstoï, des tourments des personnages dostoïeskiens, de la fantaisie de Gogol ou de Boulgakov dans Le Maître et Marguerite. Ces auteurs n’ont pas d’équivalents chez nous. Se priver de les lire pour des raisons extra-littéraires reviendrait à nous sanctionner nous-mêmes. Ne boudons pas non plus les auteurs contemporains qui sont souvent de qualité.
Remarque : L’ironie de l’Histoire finit toujours par nous rattraper. Ainsi il est troublant de se dire que l’un des ouvrages les plus remarqués de l’année s’intitule Guerre et qu’il est une redécouverte de Louis-Ferdinand Céline. Ce titre vient en écho à l’actualité et au conflit entre l’Ukraine et la Russie. Le succès du Mage du Kremlin de Giuliano da Empoli (ancien conseiller du président italien Matteo Renzi, éditorialiste et essayiste, professeur à Sciences-Po Paris) tout juste auréolé du Grand prix du roman de l’Académie française rappelle la capacité de la littérature à nous faire comprendre ces événements.
Andrée Chabrol-Vacquier
CÉLINE, phénomène unique dans la littérature contemporaine
On n’en finit jamais de raconter Louis-Ferdinand Destouches dit Céline (1894-1961) ; aussi une nouvelle étude s’impose après celle du n° 60. Céline a été militaire engagé volontaire en 1912 et blessé en 1914, puis médecin, romancier et pamphlétaire, condamné pour collaboration en 1950. C’est un homme multiple.
Son œuvre
Céline n’appartient pas à un courant littéraire particulier mais il a révolutionné la littérature avec deux chefs-d’œuvre : Voyage au bout de la nuit (1931), Mort à crédit (1936). Ont suivi des pamphlets où ressort son antisémitisme : Mea culpa (1936), Bagatelles pour un massacre (1937), L’école des cadavres (1938), Les beaux draps (1941). Céline renoue ensuite avec son écriture romanesque en publiant Guignol’ Band (1944), Casse-Pipe (1949), Féérie pour une autre fois (1952), Normance (1952), D’un château à l’autre (1957) Nord (1960), Le pont de Londres (1964), Rigodon (1969). Et maintenant en 2022 paraissent deux romans inédits correspondant aux 1200 feuillets manuscrits abandonnés par Céline fuyant Paris pour le Danemark avant l’arrivée des Alliés (voir étude du n° 60).
1° Guerre (mai 2022) : écrit en 1934, il précédait de peu la rédaction de pamphlets antisémites. Céline nous renvoie constamment à la barbarie collective, toujours d’actualité. À l’Est, c’est la guerre ! Ce roman a moins de 130 pages : c’est certainement un premier jet que l’auteur a peut-être abandonné.
2° Londres, le second roman (près de 500 pages) est certainement la suite de Guerre. Il nous entraîne parmi les voyous français, expatriés dans la capitale britannique pendant la Première Guerre mondiale. On y entend "la petite musique" de Céline à l’état brut, l’auteur pensant retravailler son texte qui ressemble à un roman indépendant.
3° De futures publications sont attendues, peut-être celles des pamphlets. Il reste 9 ans pour les rééditer avant qu’elles ne passent dans le domaine public.
Son style
Nous considérons facilement Céline comme un collabo et nous oublions le styliste génial qui a réinventé l’art d’écrire en français. Si nous le lisons attentivement, nous ne pouvons le réduire ni au nazisme, ni au nihilisme, ni à l’anarchisme. Il est un phénomène unique dans la littérature et son plus proche ancêtre s’appelle Rabelais. Il parle à l’oreille du lecteur grâce à un style, une prose, un langage indissociables des idées. Dans notre Panthéon littéraire il est considéré avec Proust comme le plus grand écrivains du XXe siècle et son Voyage au bout de la nuit est étudié au lycée. Son style est unique car il maîtrise parfaitement le français au point de tordre notre langue, d’en faire une sorte de poème, de nous donner l’impression qu’on "nous parle à l’oreille" pendant notre lecture. Il puise ses sujets dans la vie matérielle et cette matérialité il la transpose aux mots qu’il emploie dans lesquels il plonge ses mains nues. Pour lui, la vie est une "pâte" à travailler. Cette vision de l’écriture est liée au fait qu’il est médecin (sa thèse est son premier grand texte littéraire), qu’il a côtoyé la maladie et la mort et, en outre, a vécu la boucherie de la Grande Guerre.
Pour restituer l’émotion de la langue parlée, il utilise des points de suspension, de l’argot, un langage non populaire mais à sonorité populaire. Par les mots il veut se venger de ses lecteurs à qui il reproche un goût pour l’inesthétique et des auteurs médiocres, se venger de l’échec commercial de Mort à crédit et de sa non-obtention du prix Goncourt. Ce besoin de vengeance le conduit à pratiquer une forme d’auto-caricature comme dans Féérie pour une autre fois, Normance, D’un château à l’autre qui sont presque illisibles parce que décousus et pleins d’onomatopées.
Incontestablement Céline est incontournable à cause de son style. Il veut utiliser le langage de la vérité quoi qu’il en soit. Le dessinateur Tardi l’a bien compris : il ne donne pas des visages aux personnages mais des trognes. Notre compatriote-graveur Marc Dautry a aussi illustré le Voyage au bout de la nuit (voir ci-après). Comme naguère les Indiens Jivaros, Céline aimait à réduire les têtes pour laisser apparaître la grimace du monstre sur le visage humain. Pour cela, il utilise des procédés bien à lui. Il dénonce les mensonges de l’idéal, le hiatus entre la réalité atroce des combats et la « poésie héroïque » dont on emplit les oreilles des soldats pour les conduire à la bravoure. Il préfère la lâcheté parce qu’elle est réflexe de préservation : « Il n’y a que la vie qui compte », dit-il. « Vivent les fous et les lâches ! » Il dénonce les « beaux discours » qu’ils s’appliquent à la mort ou à la postérité. Ce sont pour lui des « discours aux asticots », aux rapports humains qui se réduisent à un dialogue de sourds. Est-il donc un pur matérialiste ne reconnaissant en l’homme qu’un tas de "viande" (ce mot étant souvent employé dans Voyage au bout de la nuit). ? Pas exactement, certains aphorismes céliniens disant la nature duelle, métaphysique et matérialiste de l’homme. En réalité, l’écrivain se moque de nos prétentions à l’absolu.
Voyage au bout de la nuit par Tardi Bardamu par Dautry Céline par Dautry
Il existe d’autres procédés céliniens :
- la comparaison entre l’homme et l’animal, souvent au détriment du premier. Ainsi, quand Bardamu revient de la guerre, il dit : «Elle était heureuse de me retrouver, ma mère, et pleurnichait comme une chienne […] Elle demeurait inférieure à la chienne parce qu’elle croyait aux mots qu’on lui disait pour m’enlever. La chienne au moins ne croit que ce qu’elle sent. »
- l’habitude d’épargner les femmes généreuses de leurs charmes qu’il décrit en termes culinaires ou sportifs, donc toujours rattachés à la "viande". Ainsi parle-t-il de Molly comme d’un « festin de désirs ». Pour lui le don que font ces femmes aux hommes est réel puisqu’il enchante leurs sens.
- l’habitude d’épargner les enfants car il voit en eux des hommes que les adultes n’ont pas encore imprégnés de mensonges.
Son écriture
. Elle est protéiforme, diffère d’un document à l’autre, prend des formes inattendues comme correspondant à une autre personnalité. Elle met en relief une créativité intellectuelle incessante et peut-être épuisante car la force du trait est faible et instable. L’inconscient est puissant et le mental déconnecté du concret méprisé ou méconnu, ce qui peut engendrer des peurs, notamment au niveau du corps et de l’argent. Céline avait en effet l’angoisse de devenir pauvre. L’extrait donné dans le Trait d’Union n° 60 montre que l’auteur ne suit que ses propres règles. Les accents sont supprimés, le corps des lettres est déformé. Le graphisme instable et souvent informe, la zone médiane malmenée mettent en évidence un manque, une partie de soi-même demeurée étrangère, non investie et secrète. Le domaine de la sensation et du sentiment reste dans l’ombre.
Sa personnalité
Céline ne sait ni donner ni recevoir ; Sa carence relationnelle est compensée par une exaltation intellectuelle qui n’assure pas la sécurité intérieure. Sa pensée est d’autant plus forte qu’elle se construit sur un manque ou des frustrations. Il est étranger à lui-même et se définit ainsi : « Je travaille et les autres ne foutent rien. » Lucette Destouches qui a partagé sa vie disait : « Il était lointain, il n’était pas là. »
Sa place dans la littérature
Il se sent isolé, raille la préciosité qui domine la littérature française, les « petits romans émasculés de Gallimard ». « Le plus grand écrivain était Rabelais, dit-il, et on ne le comprend plus et pourtant quel prodigieux inventeur de mots ! Le plus important c’est la langue, rien que la langue. »
Les traducteurs peinent à transposer Céline dans une autre langue, surtout s’ils sont pudibonds, et la première traduction en anglais du Voyage au bout de la nuit en témoigne. Les nombreuses innovations stylistiques sont difficiles à rendre dans une autre langue, les différents niveaux de vocabulaire utilisés n’ont pas toujours d’équivalents exacts et le rythme d’écriture, sa "petite musique", est difficile à suivre.
Les versions du Voyage au bout de la nuit de l’Américain Manheim et du Britannique John Marks (traduction de référence pendant 50 ans dans le monde anglophone) donnent une idée très imparfaite du style célinien. C’est par sa vision du monde et non son écriture que Céline a influencé tant d’écrivains américains alors qu’il se considérait avant tout comme un "styliste" et que fond et forme étaient à ses yeux indissociables.
Céline a également influencé le roman noir et des auteurs comme Frédéric Dard ou Michel Audiard, par exemple. Dard disait : « Céline, c’est le patron […] Mort à crédit est le chef-d’œuvre de ce siècle. » Audiard a vraiment rêvé de porter à l’écran Voyage au bout de la nuit et Mort à crédit.
Conclusion
Comment résumer Louis-Ferdinand Destouches ? Redisons qu’il n’est réductible ni au nazisme, ni au nihilisme, ni à l’anarchisme. Phénomène unique dans la littérature contemporaine, il a pour proche ancêtre Rabelais. Sa plume, son époque, son tempérament l’ont entraîné sur des sables mouvants, mais il demeure un styliste génial toujours étudié, à la "petite musique" inégalable. Il n’a pas réussi à se faire aimer, au sens propre du terme, à cause de son tempérament, de son cynisme parfois, ou de son laisser-aller, mais il a immortalisé le prénom de sa grand-mère, Céline.
Andrée CHABROL-VACQUIER
En Occitanie, tout est matière à Poésie
Des troubadours du Moyen Âge aux poètes d’aujourd’hui, la poésie s’écrit, se lit et se déclame. Elle se diffuse partout, à l’hôpital, en prison, dans les gares ou les cafés, nourrit la chanson, le théâtre ou le cinéma. D’ailleurs, chaque année, la manifestation nationale « Le Printemps des Poètes », créée en 1999 par le ministère de la Culture à l’initiative de Jack Lang, rappelle combien elle est essentielle. Dans notre région d’Occitanie, de nombreux poètes ont marqué leur temps et resteront immortels.
Pour plus de lisibilité nous allons procéder par ordre alphabétique des départements.
1°) Dans l’AUDE, Charles CROS naît en 1842 dans les Corbières et rejoint Paris à l’âge de 2 ans. Il participera plus tard à la fondation du Chat Noir où il invente le monologue mêlant absurde et satire. Il écrit « Le Hareng saur », un petit conte pour enfants, alterne poèmes intimistes, parodies et contes, excelle en tout, et les surréalistes le considèrent comme un précurseur.
2°) Dans l’ARIÈGE, Peyre de RIUS (1344-1386), poète de cour, « trobador de dances » et de « cançons », appartenait à la maison du comte de Foix, Gaston Febus. La bibliothèque de Catalogne conserve un chansonnier et l’un de ses poèmes célébrant les trois passions du comte : les armes, l’amour, la chasse. Ce poète serait l’auteur véritable du « Se canta ».
3°) En AVEYRON, on ne peut oublier Antonin ARTAUD (1896-1948) qui publie ses premiers poèmes inspirés de Baudelaire, Rimbaud, Edgar Poe, à l’âge de 14 ans. En 1914, il est atteint de dépression, est envoyé au sanatorium en 1915 et 1916. C’est en février 1916 qu’il publie des poésies dans La Revue de Hollande. Envoyé au Service militaire, il est réformé. Entre 1917 et 1919, il séjourne dans différents lieux de cure et maisons de santé, peint, dessine, écrit et commence à se droguer avec du laudanum (opium). En 1920, sa famille le confie au directeur de l’asile de Villejuif dont il devient le co-secrétaire pour la rédaction de la revue Demain qui disparaît en 1922. Il s’intéresse au théâtre quand il va quitter Villejuif pour une pension à Passy. Il étudie le mouvement Dada, découvre les œuvres d’André Breton, de Louis Aragon, de Philippe Soupault, rencontre Max Jacob qui l’oriente vers Charles Dullin. Celui-ci l’intègre dans sa compagnie où il joue dans plusieurs pièces, tout en continuant à publier des poèmes. En 1923, il se lance dans le cinéma. Sa véritable entrée en littérature commence en 1924-1925 avec ses premiers contacts avec la nrf et sa correspondance avec Jacques Rivière, publiée en 1924. Il adhère au surréalisme (qu’il quittera en 1925 quand Breton envisage d’adhérer au Parti communiste (français). Il entame alors une carrière de théâtre et de cinéma, puis quitte Dullin pour Georges et Ludmilla Pitoëff à la Comédie des Champs-Èlysées, et enfin fonde le théâtre Alfred-Jarry en 1927. Durant l’année 1936, il est interné dans différents asiles jusqu’en 1946. Dans le dernier hôpital, celui de Rodez, il fut traité par électrochocs, et il décèdera finalement d’un cancer dans une maison de soins en 1948. Il disait : « Tous les vers ont été écrits pour être entendus d’abord, concrétisés par le haut plein des voix […] car ce n’est que hors de la page imprimée ou écrite qu’un vers authentique peut prendre sens et il y faut l’espace du souffle entre la fuite de tous les mots. »
4°) Dans le GARD, Èdith AZAM, née en 1973, renonce à l’enseignement pour vivre dans ses Cévennes natales et se consacrer à l’écriture. « Ma poésie, dit-elle, est un champ dont la terre est toujours retournée, elle est aussi un petit feu autour duquel on peut s’asseoir, au bord de nos chers petits fantômes et leur mémoire ricoche sans cesse. » Elle cherche l’expression libre pour approcher l’énigme du monde. Lire Poèmes en peluches (éd. Le port a jauni). 5 1 2 3 4
5°) Dans le GERS, Jean-Baptiste PEDINI, naît en 1984 à Rodez. Maintenant installé à L’Isle-Jourdain, il trouve son sillon poétique après avoir été émerveillé par le poète Pierre Reverdy qui « avec des mots simples exprimait des choses brutes ». Déjà huit recueils publiés.
6°) En HAUTE-GARONNE, Serge PEY, né en 1950, enseignant à l’université Jean-Jaurès à Toulouse-le-Mirail, manifeste la parole poétique sous toutes ses formes. Il pense que la poésie est politique et se dit à voix haute pour clamer à ceux qui entendent qu’ils doivent se réveiller. C’est un poète visuel, un artiste plasticien qui rédige des textes sur des bâtons avec lesquels il réalise ses « scansions » et ses performances ainsi que des installations qu’il nomme « pièges à infini ». De nombreux lieux ont accueilli ses œuvres. Sa poésie est une poésie d’action qui déplace le poème hors du livre. Elle est liée à un combat pour la libération de l’humanité. Depuis le début des années 1980, on le retrouve chaque lundi à la Cave Poésie de Toulouse dans le cadre d’une université populaire de poésie.
7°) Dans l’HÈRAULT, Pierre TOREILLES (1921-2005) effectue des études de théologie et s’engage comme agent de liaison dans les maquis de Haute-Loire et du Vercors. Après la guerre, il rejoint la librairie Sauramps de son beau-père, à Montpellier, et la dirige jusqu’au début des années 1990 tout en poursuivant une œuvre poétique dense couronnée de nombreux prix. Sa poésie rythmée est souvent composée au cours de marches en montagne.
8°) Dans le LOT, Clément MAROT (1496-1544) naît à Cahors, mais son père, normand, l’initie à la poésie et l’emmène vers Paris et la cour du roi Louis XII où il officie comme historiographe. C’est pour lui un arrachement au pays de l’enfance. Son attachement méridional s’imprime sur ses recueils estampillés « Œuvres de Clément Marot de Cahors en Quercy, valet de chambre du Roy ». Il transpose des psaumes en vers et rimes, en offre le manuscrit à François Ier qui le fait mettre en musique sur des mélodies connues. Le succès est alors considérable. Plus tard, la publication de L’Enfer provoque la colère des autorités religieuses et va le contraindre à s’exiler à Genève où il rejoint Calvin, puis à Chambéry et Turin où il décède. 5 6 7 8
9°) Dans le LOT-ET-GARONNE, Jacques BOÈ dit JASMIN (1798-1864), poète et coiffeur agenais, triomphe en 1834 avec le poème « Mous Soubenis »Il est encensé par Nodier, SainteBeuve et glisse de l’inspiration politique aux histoires romanesques évoquant la vie des humbles. Pendant trente ans il donne des récitals, déclame des poèmes dans tout le Midi. Il est 6 le précurseur des Félibres et fréquente les plus grands de son époque comme Napoléon III, Lamartine. « Ò ma Lenga, tot me zo dit, Plantarèi una estèla sur ton front encrumit. » (Ô ma Langue me dit tout Je planterai une étoile sur ton front obscurci.)
10°) En LOZĖRE, Jean-Louis GUIN, à la fin du XIXe siècle, ouvrier aux mines de Vialas, perd la vue à la suite d’un accident et se consacre à l’alexandrin. Il s’inspire de l’histoire des Camisards de Franck Puaux, dicte et apprend par cœur 7000 alexandrins qu’il s’en va réciter dans les foyers des Hautes Cévennes.
11°) Dans les HAUTES-PYRÉNÉES, Christian LABORDE, le magicien des mots natif d’Aureilhan, a ressenti sa première émotion à la bibliothèque de Tarbes avec Verlaine, Pierre Reverdy, Valéry Larbaud. Il a redonné vie à Claude Nougaro qui disait de lui : « Il est mon frère de race mentale : c’est un poète, un homme qui parle une langue de couleurs, à délivrer les grands baisers de l’âme. » Cette langue de couleurs, Christian Laborde la fait sonner sur scène lors de « tchatcheries espatarouflantes » comme À la table des mots et lors de ses one-manshows Poulidor by Laborde et Nougaro by Laborde qu’il joue de Saint-Saturnin-lès-Apt à Pontivy, d’Albi à Carcassonne, de Paris à Saint-Lary. Citons parmi ses œuvres poétiques Congo, Lana-Song. Troubadour de l’Adour. Christian Laborde sait faire, à l’occasion, danser la langue avec ses compatriotes et amis du Sud-Ouest. Il est toujours en guerre depuis presque trente ans contre l’ennemi le plus dangereux qui soit, le désenchantement du monde. Il a été l’invité de la Compagnie des écrivains le 19 janvier 2013 où il a déclamé Plume d’ange de Nougaro avant de raconter la vie et l’œuvre du chanteur par le biais d’une vidéo.
12°) Dans les PYRÉNÉES-ORIENTALES, Michel DESTIEU, né en Lot-et-Garonne en 1958, est installé depuis quinze ans dans les P.-O. où il écrit sa poésie en occitan. Son recueil L’Estre a obtenu en 2011 le prix Paul-Froment en même temps que Chantal Fraïsse, de Moissac, pour son roman en occitan La bèstia de totas las colors.
13°) Dans le TARN, Jérôme CABOT, professeur de lettres à l’université Champollion d’Albi, spécialiste du langage et de l’analyse des discours, articule aujourd’hui sa recherche autour de la création et de la pratique du slam. En nocturne, il est parolier interprète de deux formations musicales : Double Hapax et Stentor.
14°) En TARN-et-GARONNE, Antonin PERBOSC (1861-1944), né dans une famille de métayers, devient instituteur et exerce longuement à Laguépie, puis à Comberouger en Lomagne de 1894 à 1908. Il s’intéresse à la poésie et ses premiers poèmes écrits en français illustrent des idées laïques et libertaires. Avec Prosper Estieu, son collègue du Lauragais, il s’attache « à un travail d’épuration et de reconstruction de la langue d’oc ». Tous deux sont à l’origine de la graphie normalisée de l’occitan, diffusée par l’Institut d’Estudis Occitans. L’œuvre poétique de Perbosc est lyrique, depuis Lo Gòt occitan, 1903 jusqu’au Libre del Campèstre, édition posthume par l’IEO, 1970. Il faudrait ajouter ses Contes, ses Livres des Oiseaux, ses Fablèls... Citons également son ami Théodore Calbet (1862-1949) qui a chanté le secteur de Grisolles en langue occitane. Mais il nous faudrait aussi citer bon nombre d’auteurs français… 9 11 13 14 7
En fait, dans notre belle Occitanie, tout est poésie, du texte des auteurs au geste de l’artisan. Le ciel est bleu, le vent conquérant, la nature luxuriante, la cuisine généreuse et conviviale et l’accent chantant. Comment ne pas être inspiré dans un tel décor ?
Andrée CHABROL-VACQUIER
Les lieux d’inspiration
-----------------------------
Les lieux d’inspiration des écrivains nous fascinent. Ils ont tous la même fin, le même but : permettre de couver une œuvre qui prendra un jour son envol. Toutefois ils présentent des formes différentes selon les personnalités
1°) Certains sont liés à la nature, à la marche, au mouvement, d’autres à la position statique, le plus souvent assise. Flaubert écrivait « On ne peut penser et écrire qu’assis.», ce qui conduisait Nietzsche à le traiter de « cul de plomb ». Sylvain Tesson, le bourlingueur, trouve l’inspiration au cours de ses voyages, notamment à pied, de même que Rousseau écrivait « Seules les pensées que l’on a en marchant valent quelque chose. »
2°) D’autres ont une telle capacité à s’abstraire du monde alentour qu’il leur est possible de composer dans n’importe quel contexte. C’est le cas de Jean-Claude Carrière, disparu en février 2021, qui pouvait travailler sur le quai d’une gare, ou dans la salle d’embarquement d’un aéroport, le cas également de Bernard Werber, l’auteur des Fourmis, qui s’accommode .d’une chambre d’hôtes impersonnelle pour ses heures d’écriture quotidiennes.
3°) D’autres encore, et des plus célèbres, se confinent dans de plus ou moins vastes domaines. C’est le cas de :
- Tolstoï dans sa maison natale campagnarde Iasnaïa Poliana, refuge de toute sa vie. Il avait installé son cabinet de travail au rez-de-chaussée, dans une petite salle voutée. Vêtu d’une bure de paysan, il était assis devant une table chargée de papiers, entouré de murs, où étaient accrochées une faux et une scie. Dans ce lieu sont nés Guerre et paix et Anna Karenine.
- Flaubert passa une grande partie de sa vie à Croisset, dans son bureau surplombant la Seine. Il était capable de s’y échiner 16 heures d’affilée, et ne s’en échappait qu’occasionnellement pour de grands voyages en Orient, Italie, Grèce, Afrique du Nord, et pour quelques semaines passées chaque année à Paris.
- George Sand composa l’essentiel de ses romans au cœur du Berry, dans son château de l’Indre : Nohant.
- Colette vivait à Saint-Sauveur-en Puysaye (Bourgogne)
- Et aussi Chateaubriand à Châtenay-Malabry (Ile-de-France), Alexandre Dumas au château de Monte-Cristo (Ile-de-France), Jacques Prévert à La Hague (Normandie), Virginia Wolf à Monk’s house (Sussex, Angleterre) , Pouchkine à Saint Petersbourg, Faulkner à Rowan Oak, Mississipi, les sœurs Brontë à Parsonage (Yorshire, Angleterre), Edith Wharton, première femme à obtenir le Prix Pulitzer, à « The Mount » dans le Massachussetts.
4°) D’autres tiennent à séparer la vie personnelle du temps d’écriture : ainsi à Paris Maylis de Kérangal, auteur de Réparer les vivants a reconverti une chambre de bonne en atelier d’écrivain et s’y rend de 9h à 18h avant de regagner son domicile et de retrouver sa vie de famille ; Maryse Condé, auteur de Ségou, a décidé d’envoyer ses 4 enfants pendant 5 ans chez leur père pour reprendre ses études de lettres.
5°) Certains ont des rituels comme Philippe Jaenada, prix Fémina 2017, qui intègre dans ses journées d’écriture, deux passages quotidiens (17h-18h puis 20h- 21h) dans son bar préféré le Bistrot Lafayette du 10ème arrondissement de Paris, afin de se changer les idées, d’y puiser des sujets d’inspiration. Son tout dernier roman Le printemps des monstres est un pavé de 750 pages.
Les écrivains ne possèdent pas tous un domaine ou une maison.
1°) Juvénal, poète romain, qui évoqua les mœurs de ses contemporains, entre le Ier et le IIe,siècle, écrivait dans la rue car il aimait qu’au moment de composer, ses vers portent la crasse et les odeurs de Rome.
2°) Le moine Turold, auteur supposé de la Chanson de Roland, travailla certainement dans le scriptorium humide d’une abbaye normande à la fin du XIe siècle.
3°) Certains ont conçu leur bureau comme un cabinet de curiosités, à la fois source d’inspiration et matérialisation des questions qui les préoccupent :
- Maxime Chattam, né en 1976, auteur de romans policiers, travaille dans le grand bureau-bibliothèque de Chantilly (Oise) où voisinent lampes en fer, loup-garou empaillé, momie égyptienne, morceau d’épave du Titanic, œuvres d’Edgar Poe, de Tolkien, minéraux et crânes d’animaux. Il nous appartient de chercher des significations dans ces assemblables hétéroclites de l’auteur qui veut percer le mystère de la création.
- Ray Bradbury (1920- 2012) auteur de fantastique et de science fiction, s’installe dans un bureau immense et confortable qui occupe le sous-sol de sa maison de Los Angeles. Il travaille dans le désordre car il garde tout..
- André Breton(1896-1966) a composé la plupart de ses poèmes et essais sur un bureau adossé à un cabinet de curiosités composé d’un assemblage hétéroclite (os de baleine gravé, masque iroquois etc.) Ce mur formerait un tout. Il serait d’abord un autoportrait retraçant les voyages accomplis par l’écrivain, notamment en Amérique, puis l’histoire du surréalisme dont il a été le chef de file.
Le bureau
Ce meuble sur lequel travaillent nombre d’écrivains a souvent une portée symbolique. Alors que ses finances étaient au plus bas, Stephen King, le maître de la littérature d’épouvante, a écrit plusieurs romans dans sa voiture, ou dans le compartiment lingerie de la caravane où il vivait avec sa femme et ses deux enfants. Plus tard, dans son essai Écritures, mémoires d’un métier, il raconte que, devenu riche, il s’est acheté un énorme bureau, un « monstre de chêne » qu’il a installé au beau milieu de sa pièce de travail. Et là, durant dix ans, en solitaire, il s’est laissé aller à ses penchants autodestructeurs : cocaïne, alcool, tranquillisants. Il déclare ne plus se souvenir du tout de l’écriture de certains textes produits durant cette période.
Sous la pression de sa famille, il s’est enfin désintoxiqué, a jeté le grand bureau, et l’a remplacé par un autre plus modeste, placé non plus au milieu de la pièce mais dans un coin, geste symbolique bien sûr. Stephen King s’était rendu compte qu’en achetant ce bureau de mégalo et en le disposant au centre, il postulait que l’écriture prime sur l’existence, famille comprise. En le remplaçant par un meuble plus petit, placé dans un coin il affirmait le contraire.
------------------
Je ne suis qu’une "écrivaillonne", mais j’ai également des lieux d’inspiration et un attachement viscéral à mon bureau. Dès mon adolescence, chez mes grands parents au cœur des Cévennes bleues, je pris plaisir à lire, écrire sous un énorme tilleul du pré. J’ignorais à ce moment-là toute la symbolique de cet arbre de paix que l’Allemagne érige en allées pour conjurer le malheur, dont Bratislava sculpte la fleur.
Plus tard, en Tarn-et-Garonne, mes séances de travail commençaient par de longues étreintes avec l’immense tronc du magnifique sophora du jardin. Ensuite je pouvais rejoindre mon énorme bureau et faire corps avec lui. Il m’était parvenu par hasard (le hasard existe-t-il ?), donné par un prêtre qui le tenait d’un oncle huissier, et l’adoption fut immédiate. Il m’arrivait de caresser ses rondeurs de chêne patiné, de m’imprégner de son parfum d’essences diverses, de rêver devant ses tiroirs longs et profonds qui emmagasinaient mes secrets, mes écrits, mes projets, après en avoir caché bien d’autres.
Quel déchirement quand je dus m’en séparer ! Il était bien trop rond, développé, vivant pour trouver place dans mon nouveau domicile. Je ne l’ai pas vendu car trop désuet, trop chargé d’histoire, hors de prix, invendable donc. Le cœur dévasté je l’ai regardé partir dans un camion au milieu de nombreux autres meubles. Au-dessus de la pile de souvenirs je ne voyais que lui qui semblait me lancer des regards furieux mais résignés. Il appartenait désormais à un ancien agriculteur qui venait de vendre son exploitation et meublait une maison nouvellement achetée. Pourquoi pas ? Je me fis à cette idée jusqu’au lendemain où l’acheteur me demanda si la jeune femme de ménage vue chez moi était libre. Bien entendu elle ne voulut pas faire partie du lot. Depuis je conserve le regret d’avoir livré mon cher bureau à quelqu’un qui ne le méritait pas. Je l’ai remplacé par un meuble plus petit, traditionnel, trop rectiligne, trop parfait, trop commun. J’y travaille en pensant à son prédécesseur qui, à travers lui, continue à m’inspirer.
Les lieux d’inspiration des écrivains nous fascinent. Les visiter est toujours un enrichissement, d’où la nécessité de les sauvegarder. Ils n’élucident pas le miracle de l’écriture mais ils le rendent palpable en montrant les conditions de son avènement. C’est là, se dit-on, que Madame Bovary est née dans le cerveau de Flaubert, là dans un modeste cabinet, son antre, que Tolstoï a décrit un monde en guerre. Et notre imagination galope. Nous voyons Hugo écrire debout, face à la mer, Colette au milieu de ses chats, Breton chef de file du surréalisme assis à son bureau adossé à un mur où figurent 255 objets et œuvres d’art, Sylvain Tesson courir les chemins en pensant à son prochain ouvrage, etc.
Écrire est un besoin qui se satisfait différemment .Précoce ou pas, il s’exprime le moment venu, quelles que soient les conditions. Heureux ceux qui ont trouvé des lieux d’inspiration. En réalité, ils étaient en eux et se sont révélés peu à peu pour notre bonheur, pas toujours pour le leur.
Andrée CHABROL-VACQUIER