BONNE NOUVELLE
Sur cette page vous trouverez chaque mois une nouvelle
extraite des ouvrages de nos compagnes et compagnons nouvellistes
OCTOBRE 2025
LE RETOUR DE SANTALIESTRA
par Claire-Adélaïde MONTIEL
Pendant toute mon enfance, j'ai attendu le retour de Santaliestra. Mon père avait des amis fascinants. Différents du brave Coucou Joli, Italien comme ma mère, qui arrivait tous les dimanches matins, cachant dans ses mains épaisses réunies derrière son dos les plus beaux cadeaux qui m'aient jamais été faits. Poupées, livres, jeux de société, mallettes de maquillage, rien n'était trop beau pour moi. Jusqu'à un chat noir aux yeux verts qu'il avait dressé à venir se jucher sur mon épaule.
Les amis de mon père étaient d'autre sorte. Ils ne nous offraient que leur présence. Des seigneurs déchus que la guerre d'Espagne avait marqués de ses stigmates et pour qui rien n'existait tout à fait, à part leurs souvenirs. Martin avait tant souffert de la faim lors de son passage dans les camps de concentration que son corps était demeuré squelettique malgré un appétit devenu légendaire dans toutes les familles espagnoles de la région. Lorsqu'il nous rendait visite, il enchantait nos soirées. Des tracasseries et des misères de sa vie d'exilé, son parler truculent avait l'art de faire des fabliaux dont la drôlerie nous menaient jusqu'aux éclats, parfois même jusqu'aux larmes. A Villa, il manquait une main qu'un crochet de fer remplaçait de façon effrayante, le transformant en personnage de légende, un Capitaine Crochet qui, au lieu de poursuivre Peter Pan, l'aurait charmé de sa voix mâle. Parmi ces êtres d'exception, Santaliestra était, de loin, le plus extraordinaire, malgré la fixité de son œil de verre qui nous faisait rêver à des atrocités sans nom lorsqu'il enlevait ses lunettes noires.
Son retour était un événement majeur. Longtemps à l'avance, mon père l'annonçait. Aussitôt le temps, pris de malignité, commençait à s'étirer, déroulant une infinité de jours, d'heures, puis de minutes, enfin de secondes interminables.
Un soir, il était là. Il n'avait pas plus tôt garé son énorme moto devant notre porte que tous les gamins du quartier s'agglutinaient déjà autour de lui. Juchés comme de modernes cavaliers sur les selles de leurs motocyclettes minables, ils entouraient l'énorme Gold Wing rutilante de tous ses chromes et échangeaient, le ton sérieux, des nouvelles de carburateurs, de cylindrées, de performances.
Un jour, c'était la troisième année qu'il venait, à peine avait-il posé le pied dans notre maison que, s'avisant de la présence de mon chien Boy tout nouvellement adopté, il s'exclama d'un ton alarmé :
- « Je crois qu'il est temps d'apprendre à parler à ce chien. Qu'on attende un peu, et il risque d'être trop tard ».
Mes huit ans accusèrent le coup devant cette déclaration péremptoire. Souffle coupé, je le regardai.
je laissai dériver mon regard vers les yeux vifs de Boy qui, les oreilles dressées, la truffe mobile, sa tête tournée tantôt vers moi, tantôt vers lui, suivait tous nos échanges.
Dès cet instant, l'idée de le voir prendre la parole cessa pour moi d'être incongrue. Ce chien n'était-il pas semblable à tous les êtres que, par la grâce de mon père, je fréquentais? Riche d'une vie marquée au coin de l'aventure, différent de ces toutous dont mes camarades de classe racontaient platement la médiocre histoire. Parlant de lui, je me serais bien gardée, comme elles le faisaient sans vergogne, de dire mon chien. Je l'appelais par son nom, ou encore lorsque j'étais en froid avec lui, le chien.
Parfois, je me prenais à penser que nous nous trompions en nous imaginant l'avoir adopté. Quand, après avoir tracé son chemin dans le maquis de la vie, il lui était venu, tout comme à mon père, une lassitude, il s'était arrêté chez nous. Vivre comme un réprouvé, biaiser pour échapper aux tracasseries policières, -les camions bardés de fer de la fourrière patrouillaient, semant la terreur dans nos quartiers- étaient des plaisirs de jeune chien. L'âge venant, pourquoi n'aurait-il pas, tout comme un autre, éprouvé le besoin de s'arrêter dans une famille aimante?
Nous n'avions que l'illusion d'en être propriétaires. Avec nous, il avait conclu un pacte, acceptant notre nourriture en échange de ses services. L'affection venait en sus, il entendait garder son libre arbitre.
Chaque matin, comme nous ouvrions la porte de la rue pour nous rendre qui à son travail, qui à l'école, il demeurait assis sur son séant dans le corridor, manifestant par cette attitude sans cautèle qu'il connaissait sa place. Sa tâche était de garder la maison. La tête penchée à droite ou à gauche suivant l'humeur, les oreilles dressées, la gueule fendue d'une expression qui ressemblait à un rire, il nous souhaitait bonne route à sa manière. Le soir le retrouvait fidèle au poste, guettant notre retour. Mais, quand la folie le prenait, il ne connaissait plus personne. « Ni Dieu, ni Maître ». En bon chien d'anarchiste, il appliquait la devise qui, des années auparavant, avait jeté mon père sur les chemins de l'exil.
En un tournemain, le voilà qui, sans rien demander à personne, se glissait à l'extérieur. C'était surtout les samedis, jours de marché, qu'il nous faussait compagnie de cette inélégante manière. Quelle connaissance intuitive du calendrier, quelle horloge intérieure ou, plus vraisemblablement, quelles senteurs, quels frémissements de l'air l'avertissaient qu'il était temps, nous ne l'avons jamais su. Mais il se trompait rarement.
Toutes nos tentatives pour le rattraper demeuraient vaines. Esprit de décision, rapidité d’exécution, adaptation de sa stratégie aux différentes personnalités des possesseurs de la clef, il avait à son arc toutes les cordes nécessaires pour réussir, à coup sûr, son évasion.
Longtemps, nous imaginâmes qu'il allait simplement prendre l'air, mais la tante Juana, dans un soliloque digne de la tragédie, se chargea de nous ouvrir les yeux sur les méfaits de ce brigand que nous réchauffions au sein de notre famille. Elle l'avait vu, de ses yeux vu, prendre sa place devant les étals du marché, entre les jambes des ménagères sans défiance. Cet hypocrite s'entendait à prendre des airs d'innocence, mais elle qui n'était pas née de la dernière pluie, elle à qui on ne la faisait pas, l'avait pisté.
Pour épier, je lui faisais confiance. Je l'avais plusieurs fois surprise, lorsque ma mère me confiait à elle, postée derrière son rideau à l’affût des petits scandales de la rue. La manière dont elle distillait ensuite son venin, je l'avais observée aussi, avec intérêt. Les adultes ont tort de ne pas se méfier des gosses. L'innocence, la naïveté enfantines, quelle bonne blague ! Tandis que, réfugiée derrière ma frange, je la jaugeais, toutes les comparaisons qui me venaient à l'esprit appartenaient au règne animal. On dit que les charognards sont les fossoyeurs de la nature. De quelles illusions entretenues par des siècles de bons sentiments, ma tante Juana avait-elle mission de débarrasser le genre humain ? Un dégoût me soulevait à l'idée que, des heures durant, elle avait pu poser son sale regard sur Boy, samedi après samedi.
Enfin, après des jours, des semaines de patience, elle l'avait vu s'enlever d'un irrésistible coup de reins, - un éclair, une boule de poil lancée à la vitesse de la lumière -, et s'enfuir avec, dans sa gueule fendue d'un grand rire, un énorme steak de cheval qu'il s'en était allé dévorer en solitaire, comme il avait toujours vécu, loin du regard des ménagères.
Plusieurs fois déjà, elle avait assisté à des scènes similaires et, elle nous en avertissait à voix vibrante, cela ne pouvait plus durer. D'un ton solennel, elle rappelait mon père à ses devoirs de chef de la famille. Jusqu'ici, nous n'avions jamais permis à personne d'entacher notre honneur. N'étions-nous pas, en terre étrangère, dans l'obligation de donner la meilleure image de nous-mêmes? Ce que nous n'acceptions pas des gens, le tolérerions-nous d'une bête?
Quand elle s'animait, sa voix grimpait dans les aigus. Sa courte main à fossettes bombant sur la poitrine rebondie, elle déclamait, prenant à témoin son auditoire, le monde entier, et mon père:
- Yo n'en po plous, Antonio, yo te lo youre, yo n'en po plous! "
Comment prendre au sérieux cette souffrance qui mouillait les j en yeu et les u en ou? Elle continuait son récit sans s'apercevoir qu'elle se trompait de genre, nous jouant un fabliau sur le ton dont on déclame une geste.
Comme la plupart des femmes de mon entourage, la tante Juana était grasse, mais différentes de celles de ma mère, ses rondeurs n'avaient rien de jovial. C'étaient des surcharges d'ancienne maigre que la vie a rancie. Au fil des ans, l'ossature délicate s'était enrobée de lard. Le visage autrefois harmonieux, gonflé d’œdème, se marquait, dans la colère, de plaques rouges ici, livides là. L'émotion la rendait frénétique, agitant les mains potelées et faisant apparaître les dents minuscules, anciennes quenottes mal proportionnées à ce rictus béant.
Quant à elle, elle avait choisi l'anonymat. Sous les anathèmes des commerçants, elle avait courbé l'échine, se gardant bien de mentionner l'appartenance à notre clan de ce chien du diable. Ce n'est pas être lâche que de n'avoir pas le goût du martyre.
Le regard amusé de mon père, quittant les gesticulations de sa soeur, vint se poser sur Boy, vivante image de l'innocence qui, n'ayant garde de nier, offrait pourtant un déni muet à ces accusations véhémentes, le corps mollement appuyé sur le sol, tête à plat, yeux mi-clos, une patte étendue droit devant, une patte repliée sous le buste. Serein sous cette avalanche. L'innocence faite chien pour l'édification des masses. Juana s'en étouffait. Nous étions tous des inconscients, mais elle nous aurait avertis. Lorsqu'arriveraient les mauvais jours, elle n'aurait, pour sa part, aucune négligence à se reprocher. Elle aurait fait, jusqu'au bout, son devoir.
Ma tante était partiale. Ce qu'elle racontait, avec une méritoire conviction, était sa vision des choses, qu'elle nous donnait pour la Vérité. Une enquête dans le quartier me révéla que les avis à propos de Boy étaient beaucoup plus nuancés. Certains témoins oculaires de ces mêmes scènes en donnaient même une toute autre version. On murmurait, entre deux voix, que ce chien-là avait plus de connaissance que certains hommes et qu'il ne choisissait pas, au hasard, ses victimes. C'est de ce justicier, de ce brigand bien-aimé, de ce Robin des Bois canin, que j'étais la maîtresse. On s'étonnera, après cela, que j'aie pu gober les contes de Santaliestra !
D'ailleurs, si Boy ne parlait pas, il n'était jamais en peine pour s'exprimer. Avait-il faim, soif, envie de sortir, souffrait-il en quelque endroit de son corps, qu'il aurait fallu être stupide pour ne pas s'en apercevoir. Et si j'étais moi-même habitée par quelque chagrin, nul ne savait mieux que lui me distraire de ma souffrance par des mimiques appropriées. Mais parler ! Boy ne s’y était jamais risqué, je devais bien en convenir.
En plus, il n'était pas tout jeune. Avant de prendre pension chez nous, il avait bourlingué des années dans le vaste monde. D'après les indications du bourrelier, notre voisin, spécialiste en chiens et chevaux, qui l'avait tâté de partout et lui avait fait ouvrir la gueule pour examiner ses crocs, ce chien-là n'avait pas moins de dix ans.
- Dix ans, ma poulette, c'est la fleur de l'âge pour un chien.
Oui, mais dix ans sans une parole!
Durant les vacances de notre ami, je fis de mon mieux pour le décider à s'associer à moi pour mener à son terme cette difficile entreprise. Mais, le grand mot lâché, il était retombé dans son habituel mutisme.
Son exceptionnelle discrétion lui valait d'être reçu, à bras ouverts, lui qui ne pouvait recevoir personne, dans bon nombre de familles de notre connaissance où il appliquait sans faillir sa politique de non ingérence dans la vie d'autrui. Pour ma part, je l'aurais préféré moins à cheval sur les principes. Mais, de m'aider, il ne voulait entendre parler à aucun prix. N'étais-je pas la maîtresse du chien? A moi incombaient la responsabilité, et l'honneur, de l'aider à aller jusqu'au bout de ses possibilités.
Les jours passant, à défaut de pouvoir l'attirer dans mon camp, je m'efforçai de le faire parler. Rude tâche que de formuler des questions n'offrant aucune possibilité d'esquive. Santaliestra était de même eau que les truites aragonaises. Mon père, lorsque le prenait la nostalgie de ses montagnes, me racontait la manière dont le grand-père Mora, le père de sa mère, se saisissait de ces rusées diablesses, les chatouillant longuement sous le ventre avant de refermer sur leur corps glissant des doigts que l'eau courante des torrents avait glacés jusqu'à l'os. Les plus énormes, celles qui constituaient les meilleures pêches, étaient justement les plus avisées. Qu'on juge du mal que pouvait me donner une prise de la taille de Santaliestra !
Ses vacances terminées, il repartit sur sa grosse moto, me laissant seule face à quelques réponses sibyllines et au regard noisette de Boy.
L'année suivante, revoilà ses grosses lunettes, sa silhouette trapue, la haie d'honneur des copains de mon frère autour de l'énorme engin. Et moi, un peu en retrait, qui l'attend depuis un an.
Dès qu'il s'avance vers la maison, je me dresse contre sa joue et, sous couleur de l'embrasser, me confie à lui tout à trac : Boy ne parle toujours pas. Il n'y faudrait pas grand-chose, je le sens bien, mais il ne prononce pas un mot.
" Ah, fait-il, l'air soucieux. J'aurais cru ce chien-là plus doué. Il est intelligent pourtant. Prépare-toi à y passer du temps.
Et il retombe dans son habituel mutisme. A force de diplomatie, pendant ce nouveau séjour, je parviens à lui arracher quelques renseignements complémentaires qui n'ont pas plus d'effet immédiat que les précédents. Et il repart. Et moi plus que jamais acharnée à faire parler mon chien.
Nous y étions presque, il s'en fallait d'un poil. Chaque jour apportait un progrès nouveau. Lorsque, respectant un cérémonial compliqué, je commençais ma leçon, je voyais son regard s'éclairer d'intelligence. Planté devant moi avec son poil couleur d’ébène éclairé par le poitrail blanc, ses bouts de pattes bien propres dans les bottines claires, et son museau mobile, il suivait les mouvements de mes lèvres, la truffe agitée de frémissements. Quelles choses passionnantes n'allait-il pas se mettre à raconter lorsqu'il pourrait, tout comme un homme, articuler des mots, agencer des phrases!
Nous étions fin prêts. Pourtant, au bord de cet événement capital, une peur nous retenait, l'angoisse du premier pas. Ce cap franchi, plus rien ne nous arrêterait mais, toujours, au moment d'atteindre le but, il nous manquait la petite étincelle. On peut juger avec quelle impatience nous attendions le retour de Santaliestra.
Le printemps passé, la chaleur monta en flèche, faisant naître, dans les commerces, la génération spontanée des touristes à l'accent pointu en route vers le littoral. Puis l'automne déposa sur nos bureaux les habituels sujets de rédaction sur les couleurs du paysage sans que notre ami se manifeste. Semblables à la femme de Malbrough dont la maîtresse chargée de la chorale nous faisait psalmodier la pathétique complainte, Boy et moi ne voyions rien venir.
Peu à peu, à l'attente succéda l'impatience, puis notre enthousiasme tourna en fébrilité. Quant, à la frénésie, se substitua le découragement, quand toute espérance fut, définitivement, morte en nous, je sus enfin le fin mot de cette désertion.
Par des cousins du village de mon père venus en visite chez nous, nous apprîmes que la femme de notre ami s'était enfin décidée à venir le rejoindre. Et elle n'avait rien eu de plus pressé, elle qui l'avait si longtemps abandonné à son peu enviable sort d'exilé, que de le séparer de ses amis les plus chers.
Parfois, il arrivait qu'oubliant ma présence, les adultes se laissent aller à l'aigreur en parlant de cette femme maudite. Ce n'était pas d'aujourd'hui qu'on la connaissait. Les deux familles avaient vécu porte à porte dans le même village. Toujours, elle s'était montrée malfaisante, cancanière, autoritaire, moins attachée à notre ami qu'à sa propre mère, une punaise de sacristie dont le mari avait, très tôt, cédé la place, préférant la mort à l'esclavage.
Mes tantes, lorsqu'elles s'échauffaient, en arrivaient à raconter des horreurs concernant les deux mégères. Cancanantes éhontés, familles désunies, ces deux viragos semaient la discorde partout où elles passaient. Les valeurs les plus sacrées n'étaient pas pour les arrêter. On disait qu'elles avaient été plusieurs fois surprises, à la nuit tombée, allant inspecter les cadavres au dépositoire pour faire ensuite courir les pires bruits sur les familles qui, par ladrerie ou manque de moyens, avaient économisé sur la tenue de leurs défunts.
De ces ragots de grandes personnes dont la signification m'échappait, je ne retenais qu'une chose : Santaliestra avait épousé une sorcière, fille d'une sorcière plus puissante encore. Il ne fallait pas moins de deux harpies pour venir à bout d'un guerrier capable de déployer, durant la révolution espagnole, une énergie exemplaire, de s'illustrer aux côtés de mon père et d'autres braves, de faire preuve de loyauté en toutes circonstances. Un héros, un magicien, un homme capable de faire parler les chiens.
Santaliestra n'est plus jamais revenu, et Boy est resté muet. Certes, ce n'est pas sans amertume que nous nous résignâmes tous deux, mais quelque chose en nous s'était brisé qui modifia nos relations. Une déception. Comme une défiance mutuelle ? La réalité était pire que mes cauchemars les plus horribles. Je dus pourtant, suite à la désertion de notre ami, la regarder en face : je n'étais qu'une petite fille, et Boy un simple chien.
Voilà longtemps que j'ai renoncé à attendre le retour de Santaliestra. Pourtant, parfois, dans la rue je me surprends à observer les chiens de rencontre. Je sonde leur regard, je pénètre jusqu'au fond du vide, y cherchant le pétillement d'étincelles capable de me révéler que ce chien-là est prêt à parler.
Claire-AdélaÏde MONTIEL
SEPTEMBRE 2025
NE NOUS FACHONS PAS
par Marc STÉPHAN
Stop !
Pourquoi s’énerver alors que le soleil commence tout juste à briller ?
J’ai dit non !
Regarde cette lumière dorée qui glisse sur la terrasse et nous réchauffe déjà.
Mais arrête-toi de bouger l
Tu vois, ce matin, n’est pas un jour à se disputer. Je n’en ai pas envie.
Assieds-toi et écoute.
La mésange qui niche dans le grand chêne a déjà commencé son concert.
Que c’est beau !
Je t’ai dit de t’asseoir
Prendre son petit déjeuner, là, dehors, sans se presser, en se réchauffant doucement aux premiers rayons. C’est bon.
Ça suffit maintenant, assieds-toi !
Je n'ai pas envie de courir ce matin, juste envie de lézarder, de paresser, de laisser couler le temps.
Fais comme moi, couche-toi et laisse glisser le temps.
On est bien, non ? Là, tous les deux tranquilles.
On ira se balader plus tard si tu en as encore envie.
Merde ! Arrête de te gratter 1
Tu n’es vraiment pas un chien à grasse matinée mon pauvre vieux.
Allez, on y va...
Marc STEPHAN
AOÛT 2025
RANDONNÉE BURLESQUE
par Bernard LAMBERT
— Je n’aime pas beaucoup la foule, monsieur le Président. Je peux même dire que je la déteste. Les rares copains que j’ai sont des animaux, des fleurs, des arbres, des ruisseaux qui chantent en frôlant les rochers dans mes belles montagnes ! Mes années d’étude ont été pénibles. Mon père était alcoolique et sans emploi. Je n’ai jamais été bien considéré. Il a fallu ruser, apprendre le latin pour travailler en petits groupes, étudier l’allemand ou le japonais. A la cantine je m’arrangeais pour être seul aussi, mais c’était plus difficile. J’ai renoncé très tôt à former un couple et à fonder une famille. J’aime tellement la solitude, vous savez ! Le métier de gardien de phare n’existe plus, c’est bien dommage. Cela dit je n’aime pas la mer, elle m’angoisse. Ce mouvement permanent des vagues, leur bruit sournois. Je préfère la force nonchalante des montagnes, leur placidité, leur silence, leur aspect figé dans l’abrutissement granitique des vieilles rides.
— C’est joli ça. Très poétique !
— Pour gagner ma vie je suis guide de randonnée dans une ZNIEFF, une zone naturelle d’intérêt écologique, faunistique et floristique, c’est sérieux comme activité, monsieur le Président. Je vis chichement mais ça va. Un bout de fromage, une miche de pain, un peu de vin c’est suffisant. Je loue un studio à Argelès-Gazost dans les Hautes-Pyrénées. Ce jour-là j’avais un groupe de quatre pour une balade d’une journée. Ils avaient l’air bien sympathiques. Deux couples d’une cinquantaine d’années. Je leur ai offert du vin chaud avant de partir et ils se sont présentés. Marlon et Titine, deux profs de Béziers passionnés d’ornithologie. Ils avaient des jumelles Swarovski à deux mille euros. Ils voulaient observer des vautours fauves, des milans, des aigles royaux et aussi cet oiseau noir à bec jaune qu’on appelle le crabe alpin. Ils étaient équipés comme pour le Kilimandjaro mais ils avaient l’air sympa. L’autre couple s’intéressait davantage aux fleurs et voulait en photographier. Jusque-là pas de problème. C’est quand ils ont voulu en cueillir que ça a commencé à se gâter car je me suis mis à hausser le ton en disant qu’il ne fallait pas toucher aux fleurs. Ils s’appelaient Doc et Mirette, des médecins de Tarbes. Ils riaient pour un rien et me dirent qu’ils avaient voulu seulement me faire marcher. « C’est normal pour un guide, qu’on le fasse marcher ! » Vous voyez le genre d’humour, monsieur le Président, ça n’annonçait rien de bon. Je me suis dit qu’il fallait les avoir à l’œil ces deux-là.
— Et que s’est-il passé ensuite ?
— On avait marché pendant plus d’une heure quand Titine a voulu s’arrêter pour boire un peu d’eau donc on a fait une pause. On était dans la vallée d’Ossau et ils voulaient rejoindre le GR 10 pour aller voir le lac Gentau et le Pic du Midi d’Ossau. Je leur ai dit que ce n’était pas possible. La petite randonnée que j’avais prévue ne permettait pas d’aller si loin, on n’irait pas plus haut que 1700 mètres. Le lac Gentau se trouve à une hauteur de deux mille mètres, c’était impossible si on voulait rentrer avant la nuit. Ils ont commencé à s’énerver et c’est là que j’ai vu que leur comportement n’était pas normal. Doc a sorti un minivélo pliable de son gros sac et a commencé à faire des cercles autour de nous en pédalant comme un fou. Mirette a sorti une paire de rollers de sa musette et s’est assise pour les mettre. Je leur ai dit que le terrain ne se prêtait pas à ce genre de sport mais ils n’ont rien voulu entendre. Les deux autres regardaient ça en riant et me fixaient avec leurs jumelles. Je dus m’asseoir car je ne me sentais pas bien. Je ressentais une sorte de désarroi. J’étais stressé, vous comprenez ? J’ai proposé de les rembourser mais ils ont haussé les épaules en faisant non de la tête. Puis Marlon a donné un grand coup de pied dans la tête de Doc qui faisait du minivélo autour de lui, comme ça, sans prévenir. L’autre a fait un vol plané et s’est retrouvé allongé deux mètres plus loin. Mirette a alors lancé un roller à la tête de Marlon qui s’est baissé et c’est Titine qui l’a reçu. Elle a crié « Aïe, tu es cinglée ! », elle a ramassé le roller et s’est précipitée vers Mirette pour lui taper sur le crâne avec. J’ai cru qu’elle allait la tuer.
— C’est amusant ça !
— Je l’ai retenue et elle s’est calmée. Pendant ce temps Marlon était allé voir Doc qui se relevait à grand-peine mais quand Marlon s’est baissé pour l’aider il s’est pris un coup de tête dans le nez et ils ont commencé à se battre en roulant sur le sol. J’ai vu qu’ils écrasaient des gentianes et des ancolies, je leur ai dit de faire attention. Ils ont atterri sur des pierres entourées de chardons et se sont calmés. A ce moment-là j’ai vu deux vautours fauves dans le ciel, je les leur ai montrés et cela a enchanté tout le monde. Ils les ont observés à la jumelle et ont pris des photos. J’ai sorti ma trousse à pharmacie pour soigner les divers bobos de mes randonneurs. Je me disais que c’étaient des excentriques et ça ne me plaisait pas trop. Quand j’ai vu les fleurs écrasées ça m’a fait mal au cœur, j’ai eu envie de les frapper. J’aurais dû arrêter la randonnée mais ils ont insisté pour continuer. Je ne me suis pas méfié.
— Et ensuite ?
— Ils se sont mis en tête que ce serait bien de voir un ours brun, de se faire photographier avec. Doc a dit qu’il préfèrerait caresser un lynx. Je crus qu’ils plaisantaient. Mirette et Titine se sont mises à siffler comme des marmottes en marchant à petits pas les bras collés au corps. Tout le monde avait l’air de bien s’amuser sauf moi car je me rendais compte que j’avais perdu le contrôle et qu’il pouvait se passer n’importe quoi. En traversant une hêtraie on a entendu le cri du Grand Tétras, une sorte de coq de bruyère et là ils se sont mis à faire une ronde autour de moi en imitant le cri du Tétras. Je m’efforçai de ne pas perdre contenance. La pause pique-nique approchait, je pourrais me reposer un peu. J’ai trouvé un bel endroit fleuri de renoncules près d’un ruisseau. C’est là que Titine s’est mise à quatre pattes, a ouvert une grande bouche et a commencé à manger les fleurs. Je dis bien manger, monsieur le Président, vous vous rendez compte ?
— Oui. Et ensuite ?
— Elle mangeait les fleurs, sans faire semblant, elle les mangeait vraiment. Pourtant j’avais bien dit de ne pas toucher aux fleurs. De temps en temps elle levait la tête et meuglait bruyamment ce qui faisait rire aux éclats Marlon et l’autre couple en train de sortir leurs sandwiches. Je vis une salamandre sur une pierre plate mais je n’ai rien dit car je craignais que Titine se précipite sur elle pour la manger. C’est là que je me suis rendu compte que j’avais peur. Je me dis que je ne sortirais pas vivant de cette randonnée.
— Et comment ça s’est terminé ?
— Un lynx, plutôt un gros chat sauvage, est arrivé et a voulu voler le sandwich de Doc qui a mis sa main pour le caresser. L’animal s’est jeté sur lui et l’a mordu. Mirette a hurlé puis s’est jetée dans le ruisseau tête la première et n’a plus bougé. Je ne me souviens plus très bien mais je crois que des vautours sont arrivés et ont commencé à nettoyer le cadavre. Comme si c’était une brebis morte. Vous savez les vautours, une brebis en vingt minutes, pfuit, plus rien ! C’est terrible ! C’était incroyable à voir. Marlon était parti à la recherche de son ours et Titine avait dévalé la pente avec le minivélo, je ne les ai pas revus tout de suite. Quand Jeff est revenu, il m’a dit qu’il avait tué un ours. Vraiment ça m’a mis en colère. J’ai pris la pierre plate et… je n’avais pas compris que c’était une blague, j’ai cru qu’il avait tué un ours.
Après ça je suis redescendu. Quand je suis arrivé au village j’ai vu Titine qui me montrait du doigt à deux gendarmes qui m’ont pris chacun d’un côté pour m’emmener. Moi j’ai simplement voulu protéger les fleurs. Les gentianes, les ancolies, les renoncules, c’est tellement beau.
— Bon, ça suffit. Maintenant tu vas arrêter de m’appeler président et de raconter n’importe quoi. Gardien ! Oh, gardien ! Pourquoi vous avez mis ce gars-là dans ma cellule ?
Bernard LAMBERT
JUILLET 2025
LES LISTES DE LINOTTE
par Anne LASSERRE-VERGNE
On lui avait tellement répété qu’un jour, elle finirait par oublier sa tête sur la fenêtre que, dès son plus jeune âge, Line avait pris l’habitude de dresser la liste de ce qu’elle devait faire, ne pas faire. Sa première liste était une somme de choses à ne pas faire. Elle était, il faut le reconnaître, très brève ; à vrai dire, on ne pouvait guère lui donner le nom de liste :
1) Ne pas oublier ma tête sur la fenêtre.
2) Ne pas me gratter la tête avec ma fourchette, ça exaspère papa. Et il me prive de dessert.
Elle avait punaisé la feuille au-dessus de son petit bureau. Sa mère lui avait proposé d’ajouter :
- Ne pas donner toute ma viande au chat ; ne pas oublier de me brosser les dents et de bien apprendre mes leçons.
Mais une liste, c’est personnel, et elle n’avait pas tenu compte des remarques maternelles.
Il y eut la liste des prénoms qu’elle donnerait à ses enfants, doublée de celles des prénoms qu’elle ne donnerait pas à ses enfants. Soit elle songeait à des grossesses multiples, soit elle envisageait de donner à ses enfants plusieurs prénoms, car la feuille qu’elle afficha à la tête de son lit était conséquente :
À donner À ne pas donner
Virginie Grégory
Clémentine Stanislas
Édouard Dorothée
Joris Maxime
Pauline Agathe
Capucine Valère
Cannelloni (sa meilleure amie lui avait dit que ce n’était pas un prénom, que c’était une nouille. Alors, dans la rangée de droite, face à Cannelloni, elle avait ajouté : Leslie, le prénom de son amie.)
Sa chambre ne fut pas tapissée de ses dessins d’enfants, de posters de chanteurs à la mode, mais de listes colorées car, selon l’humeur, elle utilisait des stylos de couleurs différentes.
Après avoir commencé un cahier de lecture – maîtresse avait expliqué qu’il en fallait un et comment le remplir -, Linette en vint à classer les livres qu’elle avait lus en trois colonnes : 1) J’ai aimé ; 2) Je n’ai pas aimé ; 3) J’ai moyennement aimé. Cette troisième colonne la chagrinait car elle n’aimait pas les demi-mesures. Cependant force lui était de convenir que certains ouvrages ne rentraient pas dans les deux premières colonnes.
Linette se découvrit une passion pour les mots. Ses parents en prononçaient parfois de si compliqués ou de si doux ou de si curieux ; certains battaient des ailes comme les oiseaux et ils s’envolaient dès qu’elle cherchait à les retenir. D’autres sentaient la cannelle, la confiture de prunes. Elle les savourait un instant, les gardait pour elle, en humait la saveur, puis les confiait à sa mémoire. Pauvre Linotte ! Sa mémoire ne les lui rendait pas. Elle décida donc de dresser la liste des mots enchanteurs et des mots dangereux, qu’il valait mieux ne pas prononcer. Cette page l’occupa tout un après-midi. Quand elle eut fini, elle connut un grand moment d’émotion. Linotte eut le sentiment qu’elle avait accompli quelque chose de peu ordinaire, quelque chose de beau. Elle n’avait pas les mots pour exprimer ce qu’elle ressentait. Linette avait réalisé une œuvre d’art. Son premier poème. Sur une page blanche des mots reliés par des guirlandes de fleurs, des ailes d’oiseaux. Ce n’était ni du grand art, encore moins de l’art figuratif, mais il y passait quelque chose de son âme.
Parmi les mots à ne pas dire, elle avait aligné : abandonner, rien, sieste, prison, tapioca, guerre, mourir, cauchemar, chagrin. Elle avait écrit en grosses lettres vertes NÉANT. C’était le mot le plus dangereux. Le prononcer, c’était comme disparaître. C’est un mot qu’on ne peut même pas dessiner, ni même attendrir. Elle avait essayé en le répétant doucement, en chantonnant. Il restait aveugle et sourd. Un mot tout noir, c’est pour cela qu’elle l’avait écrit en vert, pour le rendre moins maléfique.
Ah ! Les mots enchanteurs... Elle s’appliqua, les forma en lettres rondes et dodues. Stupeur, il n’y en avait pas tant que ça ! Princesse, glace, fraise, Maman, Papa, Noël, cadeau. Elle se promit de réfléchir afin de parvenir à deux colonnes équilibrées. On ne pouvait pas laisser gagner les mots dangereux. Papa dit qu’il faut savoir tout doser : ses efforts, son appétit, ses envies. Mener une vie équilibrée est primordiale.
Linotte était une petite fille consciencieuse, et chaque soir, elle relisait l’une de ses listes. À force de les lire, Linette devint Line. Ses listes ressemblaient désormais à des agendas. Lundi : réviser maths, histoire, anglais, faire exercices de grammaire, préparer sac de sport. Mardi : réviser espagnol, apprendre leçon de physique. Mercredi : natation avec Leslie.
Leslie décida qu’elle était amoureuse d’un grand garçon qui faisait une longueur de piscine sans respirer et s’entraînait sans jamais les regarder. Est-on maitre de telles décisions ? Un mercredi, Leslie décidait qu’elle était heureuse parce qu’elle croyait qu’il lui avait souri ; un autre mercredi, elle décidait qu’elle était très malheureuse parce que ça fait souffrir de décider d’aimer quelqu’un qui ne vous regarde pas.
Line pensa qu’il serait peut-être judicieux – elle venait de découvrir le terme et hésitait à l’ajouter aux mots enchanteurs – de dresser la liste des qualités que son amoureux aura et des défauts qu’il n’aura pas. D’abord il aura des cheveux. Quoi d’autre encore ? Quelles qualités devra-t-il posséder ? Elle n’avait jamais été amoureuse et sa plume restait en l’air sans rien avoir à écrire. Elle en fut étonnée. Se pouvait-il qu’elle n’en sache pas plus sur l’être qu’elle serait appelée à aimer ? Elle passa à la seconde colonne : les défauts à refuser. Son stylo, dessinant des pleins et des déliés, nota : tricheur, menteur, copieur. Et sa plume de nouveau quitta le papier. Pour la première fois, elle réalisa que les mots avaient leur vie propre, et que si l’on ne savait pas lequel appeler, il ne venait pas spontanément s’inscrire dans votre tête et sur une feuille de cahier. Comme elle n’était guère patiente, elle déchira soigneusement la page et, au lieu de l’afficher, elle la rangea dans le premier tiroir de son bureau. Elle verrait plus tard. Quand elle serait amoureuse. Elle sentait bien confusément que ce serait certainement trop tard pour compléter la liste.
Elle n’eut pas le temps de réfléchir davantage car sa mère l’appelait :
- Linette, Linette, descends s’il te plaît.
Elle pensa soudain que parmi les mots enchanteurs, elle aurait dû inscrire : s’il te plaît. Sa mère ne donnait jamais d’ordre, elle employait la formule magique « s’il te plaît », et tout le monde faisait ce qu’elle demandait.
- Linette, avait dit sa mère, j’ai une bien mauvaise nouvelle à t’annoncer. Tu te souviens de tante Mélanie, la tante de papa.
Line, à vrai dire, ne s’en souvenait guère.
- Mais si, dit maman, la vieille dame qui cuisinait des beignets tout en fumant une éternelle cigarette.
Alors là, Linette voyait un peu mieux : un chignon gris, un tablier aux couleurs indéfinissables, un chat sur la table léchant un beignet.
- Elle est morte, dit maman qui annonçait toujours brutalement les nouvelles qu’elle ne savait pas comment annoncer.
C’était la première mort que Line vivait presque en direct. À l’école, les rois mouraient les uns après les autres, mais c’était autrefois, les poètes étaient déjà tous enterrés.
- Subitement, ajouta Maman. Dire qu’elle avait prévu tant de choses à faire, cet été...
Linette tourna les talons, grimpa les escaliers. Comment n’avait-elle jamais pensé à dresser la liste la plus importante ? Elle se tira les cheveux pour se gronder car elle se trouvait impardonnable. Elle attrapa son cahier, un stylo, et d’une écriture appliquée traça en lettres majuscules :
LISTE POUR L’AILLEURS
À emporter
- Une bouteille d’eau, si j’ai soif en traversant l’enfer. Sous-entendu : je ne m’y attarderai pas.
- « Le Petit Prince », si je m’ennuie. Moi aussi, il m’a apprivoisée.
- Quelques fautes à me faire pardonner. (On ne sait jamais. Si ça peut aider à éviter le purgatoire...)
- Le bracelet que Mamie m’a donné quand j’étais toute petite et qui était à elle avant ; si je la vois je le lui rendrai pour qu’elle le donne au bébé qu’elle a perdu parce que le bracelet est trop petit pour moi maintenant.
Il fallait qu’elle réfléchisse bien. Il n’était pas question de commettre la moindre erreur. Surtout ne rien oublier car elle n’aurait pas l’occasion de réparer son étourderie.
- Mon ange gardien.
Elle ne l’avait jamais vu, mais sa mère lui disait souvent, surtout quand elle traversait une rue sans regarder à droite et à gauche : « Line, tu as vraiment un ange gardien qui veille sur toi. » Alors, elle n’allait pas le laisser seul sur terre quand elle n’y serait plus. Ce serait du gaspillage. Et puis, elle en aura peut-être besoin là-haut. Ce doit être immense. Il ne faudrait pas qu’elle se perde. Deux précautions valant mieux qu’une, elle ajouta :
- Un GPS.
- Un sac de pensées.
Pour les enfiler comme des perles dans sa tête. Son Papa citait souvent un monsieur Descartes, qui avait dit : « Je pense donc je suis. » Donc, pour n’être pas tout à fait morte, il fallait emporter avec soi des pensées. Est-ce que tante Mélanie avait eu le temps d’en prendre quelques-unes ?
Elle passa sa main gauche dans les cheveux, entortilla une mèche autour de son index, signe de réflexion profonde. Qu’oubliait-elle ? « J’ai bien une tête de linotte », pensa-t-elle. Elle écrivit :
- Mon âme.
Anne LASSERRE-VERGNE
JUIN 2025
MA GRAND-MERE AVAIT LES MÊMES
par Pierann
En lisant le journal local à la rubrique des animations du jour, je repère l'annonce suivante :
" Place des souvenirs, brocante annuelle des Parents d'élèves de l'école JEAN CHERCHE…."
Je n'ai rien prévu de particulier aujourd'hui, je vais y aller faire un tour. Peut-être trouverai-je l'objet du siècle ! Un rayon de soleil éclaire l'avenue qui mène à la foire semblant me récompenser d'avoir choisi cette promenade plutôt que de me laisser embarquer passivement par le petit écran.
Sous les arbres les commerçants d'un jour se sont installés sur des tréteaux, sur des tables, sur des toiles plastiques ou des plaids de couleur… une petite foule bruyante se faufile dans les allées bornées de ces étals de fortune. Au hasard, s'il existe, je m'engage dans celle qui se trouve face à moi…
Mon regard est attiré par une panoplie de vieilles cannes à pêche en bambou, posées près d'une sorte de cadre en bois long et ventru au milieu duquel dans sa partie supérieure pend une cage de fer. Oh ! Un moine ! Comme chez ma Grand-Mère. Elle s'en servait le soir pour, le glissant sous l'édredon et le drap de dessus, réchauffer le lit. Elle prenait les braises dans le cœur d'une cuisinière à charbon trônant dans la cuisine. Des images d'enfance remontent dans ma tête… durant quelques instants je suis ailleurs.
Je continue ma balade. Plus loin derrière un bric à brac de vieux outils une Dame âgée, assise sur un pliant de toile, se concentre sur son ouvrage de dentelle. En effet près des vieux rabots, des scies, des pinces, des faucilles…. Je remarque des napperons, des chemins de tables… là encore je me dis : comme sur la cheminée chez ma Grand-Mère.
Je poursuis ma visite caressant un gentil chien par ici ou arrêtant la course aveugle d'un enfant risquant de me percuter par là. Mes yeux se posent sur une série d'articles de maroquinerie… et oh joie ! Je remarque un porte-monnaie noir avec pour fermeture deux appendices de fer blanc que l'on tournait l'un sur l'autre. Me voici, d'un coup, revenu à mes toutes jeunes années. Je revois mon arrière Grand-Mère de 95 ans, toute menue dans son lit qu'elle ne quittait plus. Les veilles de fin de vacances elle ouvrait le même porte-monnaie noir et nous donnait une pièce à mon frère et à moi. Tout cela dans une chambre parfumée de la cire du parquet et de la vieille armoire dans un décor de fleurs séchées et bustes en terre cuite sous un silence étonnant et grave de la part de jeunes garçons habituellement bruyants. Mon Dieu… comme c'est loin dans ma mémoire et pourtant si présent grâce à la brocante.
Au détour d'un comptoir de caisses de livres anciens, d'illustrés d'un autre temps paradent des jeux de société. Oh ! Un meccano comme chez ma Grand-Mère. Elle le rangeait dans l'armoire de la chambre lorsque nous partions.
Les objets proposés par les exposants défilent à la vitesse de mon pas. Là un panier à œufs en fer comme celui de ma Grand-Mère… ici un garde-manger de fin grillage comme celui de ma Grand-Mère… ou encore une fontaine à eau en porcelaine avec son petit robinet et sa cuvette comme celle de ma Grand-Mère sur le balcon sous la treille.
La dernière allée s'égaye d'une musique qui titille mes oreilles. J'aperçois une dame d'un âge certain, vêtue de guenilles de théâtre les pieds chaussés de gros sabots, qui fait sonner un petit accordéon pendant que son septuagénaire de mari anime des marionnettes de fils et bois.
Je m'adosse à un tilleul et je contemple cette scène d'un autre temps.
La dame a le visage marqué. Des rides viennent sillonner cette face de femme de la campagne, burinée par le chaud, le froid, les pleurs et les sourires. Ses mains aussi racontent des histoires de jardin, de marchés, de lessives au lavoir et de poulaillers…
Les rides sont profondes. On y pourrait semer des graines de courage. Heureusement ces sillons creusés, ces ravines ne sont pas à vendre, mais à parcourir sur la pointe des pieds issus des vers d'une poésie spontanée. Joue encore Madame… longtemps.
Nos regards se croisent, se fixent…. Je lis dans ses yeux que nos pensées se rejoignent.
Elle joue "SE CANTO".
A-t'elle senti l'authentique de mon émotion, de mon trouble ? Elle me sourit. Je lui réponds en pensant : elle avait les mêmes ma Grand-Mère.. Ses rides étaient comme les marches d'un escalier pour que ses sourires montent au regard.
Surpris que cette simple brocante me touche à ce point je me prends à souhaiter que quelques joies peuplent les rides de lumière sur tous les visages des Mères-Grand…
Pudiquement je quitte la place des souvenirs alors que la buvette propose à la sono :
" Voulez-vous danser Grand-Mère…"
Pierann
MAI 2025
LA BROSSE À DENT
par Daniel Lacroze-Marty
Une brosse à dent se promenant dans un bois se trouve soudainement nez à nez, je devrais dire poil à poil, avec un hérisson.
« Quelle surprise de rencontrer un collègue dans ce bois ! » s’écrie la brosse à dent.
« Collègue ? Qu’est-ce que tu racontes » lui répond le hérisson.
« Ben oui, entre brosses à dent nous sommes collègues, n’est-ce pas ? » lui réplique la brosse à dent.
« Hé, ça ne va pas la tête ! Je ne suis pas une brosse à dent, tu vois bien » s’exclame le hérisson.
La brosse à dent fait le tour du hérisson en l’observant attentivement et dit : « Oui, je vois bien que tu es différente, mais nous sommes toutes différentes et je respecte la différence. Il ne faut pas être complexée parce que tu es différente, bien au contraire, tu dois être fière de ta différence… »
Le hérisson, furieux, s’écrie : « Mais tu es folle ! Achète des lunettes, tu vois bien que je ne suis pas une brosse à dent, je suis un hérisson, un HÉ-RI-SSON ! »
La brosse à dent, stupéfaite : « Holà, ne te fâche pas, je te dis que je respecte la différence et même si tu as une infirmité, cela ne me gêne pas. Pas la peine de te fâcher, je te trouve même très belle… ! »
Le hérisson, très en colère, se met en boule et roule, roule dans le bois jusqu’à disparaître de la vue de la brosse à dent.
La brosse à dent, surprise par la réaction du hérisson s’en retourne chez elle brosser les dents de son ami Pierrot.
Daniel Lacroze-Marty
AVRIL 2025
UNE FENÊTRE SUR DEUX
par Chantal REY
« Il n’y a pas de sot métier, il n’y a que de sottes gens. »
Tous les après-midi, Eugénie de Saint-Fulvien faisait disposer sa table à ouvrage près d’une des fenêtres donnant sur le boulevard, où la clarté lui permettait de travailler plus confortablement à l’une des nombreuses nappes d’autel qui faisaient la fierté de la paroisse. Sa fille prenait place près de l’autre fenêtre, où elle s’affairait à son trousseau. Quand la pendule aux angelots carillonnait ses quatre notes, la mère s’éclipsait discrètement.
Mademoiselle de Saint-Fulvien avait toujours été excessivement choyée par sa famille. Le jour de son dix-septième anniversaire, on lui fit entendre qu’il serait désormais séant de porter une bienveillante attention aux avances des jeunes gens qu’on allait mettre fort à propos sur son chemin. « La vie est courte, soupirait sa sage mère, et la saison des appâts est bien éphémère, n’en déplaise aux insouciantes jouvencelles ! »
La demoiselle avait tout pour plaire : une excellente éducation, une dot considérable et la promesse, pour un gendre digne de confiance, d’une situation d’avenir dans la banque de beau-papa, ainsi qu’un logement luxueux dans l’hôtel particulier de la famille. Hélas, les mensurations peu avantageuses de l’héritière, tout comme sa pilosité confinant à l’exotisme, décourageaient les prétendants.
Quelques années plus tard, alors qu’ils se préparaient, la mort dans l’âme, à voir leur enfant coiffer sainte Catherine, les membres de la tribu Saint-Fulvien eurent un regain d’espoir en découvrant le manège d’un jeune homme blond, à la silhouette élancée et à la mise convenable, qui se postait tous les jours à la même heure sur le trottoir d’en face et passait là un bon moment les yeux rivés sur les fenêtres de l’hôtel Saint-Fulvien sans rien faire d’autre que prendre des notes sur un calepin : « Sans doute des vers —pensait-on— inspirés par le spectacle de la jeune fille à sa fenêtre ». Afin de favoriser l’idylle naissante, on s’accorda pour ménager à cette dernière son heure quotidienne d’intimité au moment de la muette sérénade.
Un après-midi, alors qu’Eugénie de Saint-Fulvien réintégrait le petit salon où elle avait fait servir le thé, elle trouva sa fille en pleurs : « Il ne me reste qu’à mourir, Mère, cela fait presqu’une semaine qu’il ne se montre plus ! » Désemparée, Eugénie s’en remit à son époux : « Il nous faut le ramener !
— Comment, quand nous ignorons jusqu’à son nom ?
— Vos relations dans la police auront tôt fait de le retrouver.
— L’effaroucher en mettant les enquêteurs à ses trousses serait le perdre à jamais ! »
Après plusieurs jours à refuser toute nourriture, mademoiselle, les yeux battus, déclara à ses parents, impuissants : « Il n’y a plus guère de destin envisageable pour moi en ce monde que celui d’épouse du Christ. » Cette décision affecta madame Eugénie à un point tel que le soir-même, après avoir vidé le flacon de liqueur d’arquebuse qu’elle gardait dans son boudoir, elle s’épancha auprès de sa femme de chambre, qui trouva à l’affaire des similitudes avec celle qui occupait ces derniers temps la domesticité de la demeure : « C’est tout pareil pour not’Émilie, qui se voyait déjà mariée. Dame ! On comprend qu’elle y ait cru, à le voir tous les jours dans l’arrière-cour, le nez pointé vers la fenêt’ ou c’que la chambrière déverse les pots et les filles de cuisine jettent les épluchures et les tripes de volailles ! » Quoique n’ayant rien à voir avec la mésaventure de sa fille, madame de Saint-Fulvien dut convenir que la coïncidence fût troublante.
Les époux Saint-Fulvien, heureux de constater que leur fille, passée la fougue du désespoir, n’était guère pressée d’entrer dans les ordres, s’employèrent à multiplier les sorties dans le monde. Si lesdites sorties furent l’occasion de rencontres, elles furent aussi l’occasion d’intrigues propres à raviver la douleur de l’amoureuse déçue. Partout il était question d’un jeune homme écumant boulevards, jardins, cours et avenues, crayon et carnet en main, observant les façades des demeures qu’il semblait étudier.
Les retrouvailles eurent lieu le 30 ventôse de l’an XII, à l’occasion du souper donné par madame de Carteney pour célébrer la promulgation du code Napoléon qui, selon elle, allait bouleverser la vie du peuple de France. Les hasards du protocole placèrent mademoiselle de Saint-Fulvien à la droite du mystérieux jeune homme : « Nous direz-vous enfin quelle est cette étrange marotte, Monsieur…
— Caron. Citoyen Caron, si vous permettez.
— Quelle est donc cette étrange marotte, disais-je, qui consiste à observer les façades de vos congénères ?
— Il n’est nullement question de marotte, mais d’une fonction on ne peut plus officielle. »
Au gré des bals et des soupers, ces deux-là apprirent à se connaître et à s’apprécier au-delà de toute espérance, jusqu’à ce qu’un jour le citoyen Caron se présentât chez le banquier à l’heure du thé, ganté et chapeauté. « Il n’y a pas de sot métier », déclara monsieur de Saint-Fulvien lorsque le prétendant lui eût fait sa demande. Sans le formuler clairement, il espérait qu’un gendre compteur de fenêtres contribuerait à minorer substantiellement l’assiette de l’impôt sur les ouvertures dont il était redevable.
C’était faire peu de cas du zèle du citoyen Caron qui, dès le lendemain des noces, fit preuve d’une indécente intégrité.
Après un an de mariage, madame Caron mit au monde une petite fille aussi velue que sa maman, aussi robuste que son père était frêle, aussi brune qu’il était blond. La petite ne connut guère ce dernier, décédé avant qu’elle eût soufflé sa première bougie, des suites d’un stupide accident domestique. C’était du moins le discours réservé à l’enfant lorsqu’elle s’enquérait de son géniteur. Elle n’entendit d’autre son de cloche qu’à l’adolescence, grâce au goût de ses camarades de pension pour les ragots colportés par leurs familles respectives : « Tombé de sa fenêtre, mon œil ! C’est lui qui s’est jeté par la fenêtre.
— Vous mentez ! Pourquoi mon père se serait-il suicidé ?
— Parce qu’il a trouvé ta mère dans les bras du peintre embauché par ton grand-père. Un artiste, paraît-il, dans sa spécialité.
— Comment pouvez-vous rapporter pareilles calomnies ?
— Compteur de fenêtres pour les Finances Publiques, ton père aurait pu faire un geste pour que ton grand-père paie moins d’impôts. Au lieu de cela, il a veillé à ce que ce dernier ne bénéficie d’aucun passe-droit.
— Il faisait son travail !
— Certes. C’est pourquoi ton grand-père a fait reboucher une fenêtre sur deux pour les remplacer par des fenêtres en trompe-l’œil, grâce à quoi l’homme à l’oreille rouge s’est taillé une belle réputation parmi les propriétaires des demeures bourgeoises et des hôtels particuliers de la ville, qui se disputaient ses services.
— L’oreille rouge ?
— L’artiste peintre avait une grande tâche de vin derrière l’oreille. »
Suffoquée, la demoiselle Caron porta sa main à l’oreille gauche, réalisant que ses cheveux coupés « à la victime », selon la mode de l’époque, exposaient aux yeux du monde la marque de l’infâme bâtardise.
Chantal REY
MARS 2025
La Sophie du péchard
par Dominique GUILLOT
Elle avait pourtant fonction publique, fonction utile, quoique un peu nauséabonde, mais, à sa façon. Une remorque à pneus, avec petites ridelles, tirée par un vieux péchard, cette sorte de cheval efflanqué, rouquin, mal ferré. Elle le menait à la voix, sans le toucher, sans rênes ni licol, en fait, la plupart du temps, elle marchait à côté, lançant en soufflant les sacs poubelles bleu azur, les entassant savamment pour qu'ils ne tombent ni ne s'écrasent avant leur mise en décharge.
On était dans les années 80, on pensait à s'enrichir, l'immobilier explosait, la politique prenait bon ton, on y croyait....Pas elle !
Son « logement de fonction » elle l'avait bâti, elle-même, dans le bois qui longeait le dépôt d'ordure.
Le Maire avait fermé les yeux. On dit qu'il s'y rendait parfois, l’œil aux aguets, le retour satisfait...
Elle, tout le village racontait sa méchanceté, son refus d'en être, sa bizarrerie en limite de folie...
Chacun brûlait ses enveloppes de courrier, qu'elle, tu sais bien, elle ! Elle aurait pu maudire les noms, les adresses, porter malheur ou se venger, car on se doutait bien qu'il y avait vengeance dans le repli de l'éboueuse.
On a parlé d'amour trahi, sans jamais pouvoir nommer le volage, on se rappelle une enfance solitaire, déscolarisée, un père ferronnier, passant des femmes à la bouteille sans s'occuper des propriétés ou des usages.
On savait tous que de multiples sentiers s'étaient dessinés dans le bois, que les hommes d'ici juraient leurs derniers dieux qu'elle devait effrayer les sangliers, par l'odeur mélangée des détritus et d'une femme sans salle de bain...
(On oubliait la source qui, avant-guerre, alimentait le hameau.)
On évitait juste le « coin des ordures », laissant croupir la Sophie, exorcisant par le détour, tous les tourments et bile noire qu'on y pouvait jeter.
Ce ramassage singulier s'est arrêté.
On a retrouvé morts le péchard et la Sophie, les bras autour du cou de son cheval, ultime accompagnement sur le décor fumant âcre des sacs poubelles.
A-t-on jamais pensé quelle aimait cette contrée, ce pays, ces gens qui ne l'avaient jamais rabrouée, renvoyée ?
A-t-on jamais pensé la ferveur qu'elle mettait à nettoyer leurs déchets, à réduire les tensions, sauvant par là plus d'un ménage ?
L'a-t-on jamais pensée comme une sorte de sainte, dans la rédemption d'une faute qui n'appartient qu'à elle, la « Sophie du péchard » ?
Dominique GUILLOT